Coucounet 2007 MINORQUE 1 2 3 4 5 6 7 8

COUCOUNET n°8 - 2007. Mahon

 

Vendredi 24 août 2007

Il suffit que notre équipage s'enrichisse de vacanciers enthousiastes pour que la météo plombe notre ciel. Nuages lourds, tombera, tombera pas ? Vent de rage, la chaîne de mouillage est prise de frénésie. A peine avalé le petit déjeuner, la pluie nous rafale dans les hublots. Désolée les jeunes, j'vous jure, la météo de novembre ne date que de ce matin.  Hadrien et Peter ne se démontent pas pour autant et plongent comme des forcenés du  balcon avant de Lune de Miel à travers les tombées de grêle. Un rien goguenards les enfants pour les facéties météo. Que c'est joyeux d'être jeune. Scotchés à Mahon, ça ne les démobilise pas. Le soleil réapparaît. Palmes, lunettes, ils jouent aux marsouins, aux dauphins plongeurs, aux poissons pilotes, depuis le pont ou les hauteurs du portique. Ils passent un long moment à débusquer un poulpe plus loin vers la plage, le ramènent à bord pour faire plus ample connaissance. La puissance de ses longs tentacules, ses énormes yeux glauques, sa gueule qui happe le vide. Animal archaïque qu'on ne se lasse pas de détailler. Totale fascination. Dieu qu'il est laid... C'est les mots en trop, nous l'avons désobligé. D'un coup de dos nerveux, il se propulse hors du seau, tous ses tentacules jetés en travers. Cris et hurlements. Entre rires et terreurs. "Laurent, au secours, la bête descend dans le carré !" Laurent récupère cette étrange chose presque minérale, et insiste sur la question cruciale. 

- Allons-nous le manger ?

- Oui, oui, oui, disent les garçons.

- Mais qui va l'occire d'un fatal coup de marteau entre les yeux ?

Nous n'avons pas de marteau à bord. La bonne excuse que voilà pour rendre à son élément un poulpe qui ne saura jamais à quoi il vient d'échapper. Après l'opération sauvetage du poulpe, Hadrien et Peter jamais à court de ressources partent à la chasse aux oursins. Bonne idée, nos invités pour l'apéro seront ravis de s'en délecter. Nos invités, c'est inouï et c'est un gros morceau de chance, Jean du Sud, (Alias Yves Gélinas) sur sa route de retour vers le Québec a par inadvertance posé son ancre à côté de la nôtre. Incroyable non ! Quel bonheur de se croiser là.

 

Dimanche 26 août 2007 - Cala en Porter -39°52,10'N - 04°07,90'E

Le vent s'adoucit, toujours N-E.  Moment idéal pour un mouillage au sud de l'île. Petite navigation de treize MN pour les garçons qui dévorent la côte des yeux et vautrés à l'avant jouent avec la vague d'étrave. On nous avait prévenus que les calas du sud sont inabordables en été, hyper touristiques. C'est  vrai. Mais nous avons trouvé de quoi nous y caser, et c'est un endroit magnifique. Les garçons, sautent, et chantent dans l'eau. Ils ne s'en lassent jamais. A dix-huit heures le mouillage se vide comme par magie. Deux voiliers à l'ancre. Presque pour nous tous seuls, la baie. Le rêve. La météo locale annonce une entrée du Sud, mais je n'y crois pas. Discussions intenses, j'ai vraiment envie de rester là, et j'ai confiance. Monaco Radio et Hambourg météo font le même pronostic avec maintenance de Nord Est. Nous prenons le risque et queuh ! Nous avons bien fait !

Cela nous permet à Laurent et à moi une longue échappée à pieds à travers les falaises, dont les garçons ne veulent pas profiter. Marcher, c'est pas leur truc. Ils gardent la maison en chahutant dans l'eau. Nous passons par la Cava d'en Xeroni, grottes naturelles hélas recyclée pour le tourisme puis nous rentrons en dominant les deux anses de la cala Covas, trouées de grottes et d'habitation troglodytes autrefois habitées. Je tenais tant à ce petit tour entre mer et falaises.

Nous devons rentrer sur Mahon, demain. L'avion de Peter et Hadrien n'attendra pas. Trop rapide tout ça !

 

Mardi 28 août 2007. Mahon

Les garçons sont repartis, nous trompons, Laurent et moi notre sentiment de grand vide en zonant à travers la ville. Une régate de vieux gréements (vieux modèles mais bateaux neufs ou rénovés comme neufs pour la plupart, dans tous les cas magnifiques) est annoncée de jeudi à dimanche. On se laisse éblouir en longeant le quai. C'est décidé puisque la météo nous fait le "coup du vent" dès demain, nous profiterons du spectacle de la régate. Nous sommes au milieu du bassin, lorsqu'ils se mettront en route pour leur zone de jeu en mer, nous serons aux premières loges. Nous avons retrouvé une très joyeuse humeur. Au bord du quai, Laurent tire sur l'annexe. Je m'apprête à sauter dedans. "Pschui..ui...ui ...t... " qui n'en finit pas. Merde, le boudin le plus grand des deux s'est enfilé sur une ferraille, oh, la, la. Que la blessure est vilaine. L'air se barre à toute allure. (Pensée émue pour Olivier qui a déjà vécu tel épisode avec nous). C'est pas le moment de s'attarder sur les souvenirs. Laurent replie la blessure (bien mou d'un coup, ce côté là), ça limite l'hémorragie. On se cale comme on peut sur le petit bord qui reste gonflé, je suis pliée en deux pour tenir fermé l'estafilade, et Laurent se dépatouille avec le moteur pour une remise en route urgente. Il y a plus d'un kilomètre à parcourir sur l'eau avec notre teuf, teuf, qui cale plus souvent qu'il n'accélère et ne redémarre pas à chaque coup. Plus de vingt minutes à résister. Bonjour l'angoisse ! On cahote sur le clapot, le boudin blessé se recroqueville, je coince la plaie si fort que j'attrape des crampes dans les doigts et les poignets, mais pas question de relâcher. Je ne bronche pas, j'admire le paysage avec des exclamations d'une qui ferait du tourisme. N'importe quoi, je veux juste du vide dans la tête.  Au lieu de ça, "Si jamais, on se retrouve à  l'eau, comment fera-t-on pour rejoindre Lune de Miel" que je pense en  boucle. "si je me retrouve agrippée au boudin avec de l'eau partout qui s'insinue..." "si Laurent ne peut retenir le moteur à moitié immergé..." "si la mer remplit notre barque, me fouette les yeux le nez, la bouche, zut c'est comment déjà qu'on fait la planche ?..." "si, si, si.... au lieu de ça,

- T'as vu cette minorquine comme elle est belle toute en vert" que je dis...  On admire la minorquine, le vert c'est l'espoir... Teuf, teuf teuf... Dis papa, c'est quand qu'on arrive ? Oh que les prochains instants promettent d'être durs !

Notre embarcation commence à se remplir d'eau, il faut maintenant que je lève le bord blessé pour nous tenir hors des vagues. Aux crampes s'ajoute une intense brûlure dans le bas du dos... aïe aïe mes lombaires ! Je me tétanise. Laurent concentré sur le moteur joue des gaz et du ralenti tour à tour. Ça crachote, ça cahote, ça traviole et ça avance très très lentement, mais ça avance... Nous sommes au pied de Lune de Miel, j'attrape l'échelle. Stop moteur. Sauvés ?

- Faut que je lâche le boudin pour monter, tout l'air va foutre le camp d'un coup. Comment faire Laurent ?

- Pas grave on est arrivé, l'autre boudin est toujours gonflé ça ira... Allez monte...

Je me redresse douloureusement, un violent soupir s'échappe de l'annexe, comme un pet monstrueux trop longtemps retenu. Le fond du canot bascule. J'ai juste le temps de poser un pied sur l'échelle de bain et de me propulser dessus. Mais pas Laurent. Je le vois basculer sous l'eau toujours cramponné à son moteur. Il réapparaît, de l'eau plein les yeux, les cheveux et la barbe qui gouttent sur son beau T-shirt. Il se rétablit plus ou moins sur le bout de canot qui flotte encore. Je lui envoie le palan qui permet de monter le moteur. Bordel complet, parce que le poids du moteur et celui de Laurent font basculer le canot. Quelques minutes de bagarre, des siècles d'attente ... Le moteur est arrimé au palan, je peux le remonter tout dégoulinant sur sa chaise.

Ouf, on peut enfin s'éponger ! Et ça ne nous fait pas rire tout ça ! J'ai affreusement mal au dos.  Un p'tit whisky !

 

Mercredi 29 aout 2007

Nous sommes contraints par les autorités portuaires de changer de mouillage. Nous nous replions derrière l'isla Plana. Les fonds sont constants jusqu'à très près du bord, quatorze à quinze mètres. Le coup de vent est annoncé force sept rafales à huit pour la nuit et les vingt-quatre heures suivantes. J'aligne cinquante mètres de chaîne. Dans cette espèce de boue sablonneuse, ça devrait résister. Et c'est parti pour un nouvel épisode à épier les rafales. trente-cinq à trente-huit noeuds affiche l'anémomètre dans les moments forts.. (environ soixante-dix kilomètres à l'heure). Nous sommes parfaitement abrités de la mer, que le vent froisse de quelques ridules... Alors, c'est supportable. Sauf les haubans qui hurlent, le pavillon qui palpite frénétiquement, la gazinière qui grince sur ses cardans et le  bordel de tous les navires qui arrivent pour s'abriter et se posent souvent sauvagement. Ils ne tiennent pas compte du fait que le vent va  basculer complètement cette nuit. Y'en a donc, qui n'ont pas de météo à bord ?

C'est chaud le mouillage, mais en même temps c'est distrayant, captivant même. L'occasion de se faire des copains. Nous sympathisons avec un équipage de quatre mecs sur un Swan de soixante-quinze pieds... deux cent cinquante m2 de voilure. Vous imaginez la taille des winches ? Même pas tous électriques. On va boire l'apéro à bord. Une rude chance de fouler le pont de ce monstre, de pénétrer les entrailles de son carré. Et de rigoler avec l'équipage. J'adore.

 

Vendredi 31 août 2007. Mahon encore.

Les régatiers ne sont pas sortis hier. Laurent a nettoyé le moteur du hors-bord à l'eau douce. Il lui a ouvert le ventre. La panne était bête. Un espèce de macaroni caoutchouc qui sert de pompe était fendu. Nous l'avons ligaturé avec du fil à pêche. Il est reparti comme neuf.  Avec le kit de réparation, il a fait une magnifique "raponse" sur la blessure ouverte du boudin. De l'authentique chirurgie esthétique. C'est reparti comme une nouvelle jeunesse pour notre canot. Si, si, si Hadrien ! Hélas mon p'tit canot rigide à volant et démarrage automatique est remis en question dans l'immédiat.

La météo s'améliore. Nous traverserons dès que la fenêtre sera bonne, début de semaine, j'espère. Nous sommes attendus en Alsace. Nous ne traînerons pas. J'ai grande envie de cette traversée ; Je n'ai guère profité du voyage à l'aller.  A Bientôt des nouvelles depuis Velaux.

 

                           INTERMEDE

- Allô, bonjour, je suis la Noiraude, je voudrais parler au vétérinaire.

- Bonjour la Noiraude, comment allez-vous ?

- Ah Docteur, que je suis contente de vous entendre. Il faut m'éclairer de votre science des hommes. Y'a un truc qui m'échappe. Voilà, nous avons reçu deux jeunes, un neveu de l'équipage et son ami.

- Oui, je suis au courant. Ils ne vous ont pas embêtée au moins.

- Oh non, surtout pas. Je sais me faire discrète. Ils ne m'ont même pas calculée. Ils étaient gentils, calmes, joyeux, tout bien comme y faut. C'est pour ça que je comprends pas.

- Qu'est-ce que vous  ne comprenez pas la Noiraude ?

- Voilà Docteur, je ruminais gentiment en me laissant porter par la mer. C'était tout doux, tout bon. On avait une toute petite distance à faire. Sur le pont, ça rigolait, on tirait des  bords sympas pour faire un peu route vers le large. Entre trois et quatre noeuds... De la plaisance quoi... D'un coup j'ai entendu des hurlements et le bateau s'est presque figé sur place. Je me précipite sur le pont. On avançait à moins de deux noeuds, freinés par les deux garçons qui avaient été jetés à l 'eau avec les poignets  entravés. L'horreur totale.

- ?

- C'était insoutenable. Ils plongeaient sous l'eau, ils donnaient de grands coups de reins pour se remettre à flots. Le sillage leur envoyait de grands giclées d'écume plein les yeux, plein le visage. Ils n'y voyaient rien. Ils avalaient de l'eau. Ils hoquetaient, ils crachaient, ils toussaient. Ils poussaient des hurlements terribles.

- ?

- Au moment où le vent est tombé, j'ai pensé qu'on allait les laisser remonter à bord. Pensez-vous ! le chef de bord a mis son moteur et on a bondi à plus de quatre noeuds. Oh les pauvres jeunes gens. Ils n'avaient même plus la force de crier, ils se télescopaient, allaient n'importe comment. Quelquefois le plus jeune, épuisé par ses tentatives pour résister au courant se laissait glisser avec la corde et disparaissait dans les embruns. Il restait juste sa petite voix qui gémissait. "je vous en prie, ne m'abandonnez pas !"  Ils ont dû attendre l'ultime châtiment. Passer sur un banc de méduse et être marqué du signe infâme de la gélatine. Alors seulement, le chef de  bord a ralenti pour qu'ils puissent remonter sur le pont. C'est inhumain de torturer ainsi des êtres vivants. Que croyez-vous qu'ils aient commis de si grave pour subir un tel sort ?

- ?

- Docteur, vous aussi vous êtes affreusement choqués. C'est pour ça que vous ne répondez pas ?

- Attendez, la Noiraude, je réfléchis. Je pense que vous avez tout compris de travers. Personne n'a jeté les jeunes gens à l'eau. Ils étaient volontaires.

- C'est idiot, pourquoi auraient-ils fait ça ?

- Les mystères de l'âme sont impénétrables. C'est un jeu pour eux, un défi.  Car il n'y avait aucun danger et si leurs poignets ont un peu souffert, ce n'était guère important pour eux. Ce qui comptait c'était de se lâcher, de recevoir la mer à pleins paquets, glisser à toute allure et jouer dans le sillage. Provoquer des sensations fortes, se faire peur, pour rire. Ils se sont simplement laissés remorquer par le voilier. Ils se sont bien éclatés sûrement. Y'a plein de manières de jouer ainsi avec des sensations un peu extrêmes. Les uns sautent à l'élastique ou en parachute, les autres roulent comme des bolides sur des pistes, y'en a qui montent à des sommets inaccessibles, les autres qui dansent toute la nuit. C'est l'art de tromper le quotidien et son ennui. Si le danger est réel, la sensation est encore plus violente, plus riche.

- Mais ce sont des fous, c'est puéril, superficiel, inconfortable et douloureux. Ce sont des malades. Quelqu'un de normal n'est pas maso à ce point. Je ne  comprends vraiment pas ce besoin. Vous me parlez de quelque chose que je n'entends pas.

- En êtes vous certaine la Noiraude ? Réfléchissez. Je pourrais vous parler d'une vache un peu râleuse mais fort sympathique. Elle devrait chaque jour, sur son plancher, humer les brumes vosgiennes si reposantes, savourer son carré de verdure en famille, et regarder passer les trains. Au lieu de ça, elle embarque régulièrement sur un voilier qui la chahute, qui la bouscule, la rend malade... et fait tourner son lait.  Vraiment, vous n'entendez rien à ces choses ?
 

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