Voyage en Méditerranée raconté par Janou
Estival 2006 n°1. 22 juillet 2006.
Samedi matin, nos amarres sur le ponton
frémissent. A quelle heure le passage possible sous le pont de Martigues
? Fos-Port-Contrôle nous annonce l'ouverture à 10h30 "soyez
prêts à passer en même temps que le pétrolier qui
entre vers Berre..." "Oui Monsieur, Merci". Impec, je dispose
d'encore une heure à quai. Elle va me permettre de lessiver le plancher
du carré qui en a grandement besoin... Je n'aime pas partir en désordre.
10h10, je balance mon reste de seau savonneux dans le cockpit. L'arlarme du
pont m'arrive assourdie. "Range ton seau, ton balai, vite, les voitures
sont à l'arrêt à l'entrée du pont". J'ai à
peine le temps de me retourner. La lourde mécanique de levage ronfle
et se met en branle... Nos amarres sont larguées sauvagement. Lune de
miel démarre sur les chapeaux de quille.
Prêts à partir ? pas vraiment ! Pincement de bonheur dans le fond
du coeur ? Etat d'âme inspiré de ceux qui s'évadent enfin
? Raté, ce n'est pas le moment !
Désolée, Pas le temps
! Il s'agit de passer le pont...
C'est pas tous les coups pareil pour sortir de l'étang de Berre. Ou bien
on piétine aux pieds du pont basculant pendant une demi-heure parce qu'il
oublie de s'ouvrir, ou bien il ouvre un quart d'heure avant l'heure. Ce sont
les facéties du pont de Martigues.
On croise le pétrolier annoncé à l'entrée du canal.
Vu de trop près, il est impressionnant. Il pue et fait un barouf pas
possible. "Laurent tiens bien ta droite, guère envie de m'y frotter
!"
Belle embardée à gauche pour éviter les lignes de pêche
tendues depuis les quais. Le pétrolier nous corne comme un sauvage. De
sa cabine, le pilote s'agite et nous adresse des signes qui n'ont rien d'amical.
Pourquoi tant de rage ?
"Laurent pousse le régime, les remous vont nous jeter sur le quai
!"
On voulait de l'émotion, la voilà, à défaut d'un
grand bonheur.
Enfin sortis du bassin de Port de Bouc,
cap sur La Couronne, le vent est au sud ouest, force 2 à 3. La mer est
belle. L'allure très confortable du bon plein nous permet une vitesse
sympathique qui tourne autour de 5 noeuds. On oublie vite la Côte Bleue.
Il y a un monde fou qui circule autour de nous. Marseille et ses îles
magnifiques se dissolvent dans la brume. On avance ainsi très gentiment
jusqu'à Cassis que nous dépassons vers 15 heures. Véritable
ambiance de croisière. Pensées attendries pour Annette et Claude,
Anne Marie et Gérard, qui nous ont permis quelques échappées
par là au temps où nous cherchions à tromper notre impatience.
Une éternité déjà.
Nous partons pour une autre histoire.
Fin d'après-midi, le vent nous lâche. Lune de Miel se dandine sur
la houle. Plong à babord, blong à tribor. La bôme se balance
mollement au rythme du clapot. Le hale-bas grinçouille. Une indécente
mouillure lèche la coque... Il faut s'échapper de tout ça.
Moteur...
Vers 19 heures on aperçoit l'ombre
allongée de Porquerolles qu'on laisse à une vingtaine de milles
à babord. J'ai oublié de vous dire qu'on prenait direct le cap
de Bonifacio, sud de la Corse. Le vent est revenu. Nous repartons au grand largue,
une vitesse de rêve, 6 à 8 noeuds.
Je ne suis guère amarinée et je me sens vraiment comateuse au
moment du crépuscule. Angoisse de la nuit qui tombe peut-être ?
Je décide d'aller me coucher pour échapper à ce moment
sinistre. Lorsque je me réveille vers 11 heures la nuit est totale. Une
orgie d'étoiles inondent le ciel. L'horizon borde la mer d'une frange
noire. Les étoiles filantes dans le fouillis de lumières tracent
des lignes éblouissantes aussi fugaces que rectilignes. Les ferries et
les cargos nous croisent, nous dépassent, nous poursuivent. D'énormes
masses lumineuses, fort bruyantes lorsqu'elles nous voisinent. Cette route est
un vrai boulevard. La fréquence VHf de veille, canal 16, ne permet aucun
répit. stations espagnoles, stations italiennes et stations françaises
se télescopent, et se parasitent mutuellement. Un incroyable bordel.
Entre les PAN PAN, les annonces météo et les échanges des
pêcheurs, difficile d'y retrouver le bout de son fil.
A deux heures du matin, le dernier ferry
qui nous dépasse se fond dans la nuit et la radio ferme enfin son clapet.
Nous voilà abandonnés dans le monde secret de la mer. Il pleut
des étoile. Le pchuit-pchouit des vagues que Lune de Miel fend en douceur,
quelques roucoulades de poulies, ronronnement de cordages... le silence de la
voile...
C'est le moment où m'envahissent les différents chocs affectifs
que je viens de subir. C'est le moment où je fais le point dans ma vie,
dans mes projets, dans mes attentes... C'est le moment où je secoue la
tête, et le nez levé sur les étoiles, je murmure pour cette
nuit magnfique des chansons que plus personne ne chante. Mon répertoire
est vaste. Les mélodies de ma mère, les vieux airs de l'école
communale, les duos de notre enfance à Annette et à moi. Je chante
pour moi-même, une melopée que je murmure, respect du à
Laurent qui dort à l'avant. Chacun son tour. Pour cette navigation, nous
alternons les veilles toutes les deux heures. La température est merveilleusement
douce, pas une once d'humidité. Le temps passe en chantant.
Vers 4 heures du matin, un filet de lune se lève. Il éteint bien
vite les étoiles et colore le ciel d'une lueur blafarde. Une heure plus
tard, l'aurore accentue cette grisaille. Des nuages noirs salissent l'horizon.
Des débordements d'orages annoncés sur le Var peut-être
? C'est sinistre. Je suis contente que Laurent se réveille pour prendre
son tour de veille. J'épie le ciel qui s'éclaircit lentement puis
devient ocre. Les nuages blanchissent. Ce sont de bon gros cumulus qui s'étalent
pépèrement dans l'azur. Je peux me recoucher l'esprit tranquille.
La tempête n'est pas annoncée.
Mauvais réveil. Il est temps de traiter le mal de mer. Je suis complètement
à la masse. Ne me demandez pas quelle heure il est, ni si le petit déjeuner
me tente. "T'as pas un p'tit creux à l'estomac" demande Laurent...
Non, plutôt un trop-plein... Je me recouche, me rendort aussi sec. Pensée
pleine de compassion tardive pour les tribulations de José avec nous
en mer. Une demi-heure plus tard, effet pilule magistral. Je pète le
feu. J'ai du bonheur plein la tête. La journée s'annonce magnifique.
Le moteur ronronne gentiment et la mer est sympathique. Depuis l'aurore, Laurent
a mouillé trois lignes pour multiplier ses chances de pêche. Principe
qui ne repose sur aucune vérité, comme tout principe, mais qui
a le mérite d'entretenir la confiance en soi. Le poisson ? Il ne doit
pas y en avoir. Depuis des milles et des milles nous faisons notre traversée
du désert. Rien, pas une âme qui vive. Même pas un oiseau.
S'il y a avait du poisson, les oiseaux le sauraient et on les verrait chasser.
Folle croisière. Je passe beaucoup de temps à dormir pendant cette
journée. Du coup le soir, je suis en pleine forme ; ça tombe bien,
la nuit tombe !
42°N01.509 7°E51.576 20 heures
Nous traversons le parc à jeux d'une tribu de dauphins. Il doit y avoir
là au moins une centaine de stenellas. On en a plein les yeux. Rien de
tel pour nous rendre incroyablement joyeux. A l'heure du crépuscule,
c'est de très bonne augure. Je me sens délicieusement bien. Hardis
pour notre deuxième nuit de veilles échangées.
Nous avons alterné moteur et voile, mais plus souvent le moteur. Cette
deuxième nuit s'annonce très différente. D'abord nous l'abordons
dans le silence et nous croisons très peu de navires. Lorsque je prends
ma première veille vers 11 heures du soir, le ciel a bouffé l'horizon
et ma vision s'arrête à l'avant du bateau. Je ne vois pas où
s'arrête la mer. Je ne vois pas où commence le ciel. Les étoiles
se chevauchent dans un chaos total. La voie lactée est la seule traînée
de lumière. Comment l'atteindre pour se rassurer ? C'est très
étrange d'avancer comme ça avec juste le ronronnement du moteur
dans un espace totalement sidéral. Nous serions un vaisseau spacial et
nous foncerions à travers les étoiles. Cette course dans la nuit
est vertigineuse.
Deux heures du matin, Laurent pousse
un cri, je tombe de ma couchette.
"Mince alors une baleine, juste à côté !"
Je me rue dans le cockpit, à moitié pas habillée et cul
nu. Je me penche à côté de Laurent par dessus les filières.
La houle nous berce de son chuintement sous la coque, mais on n'y voit vraiment
rien. La nuit est absolue.
"Comment t'as fait pour voir une baleine dans ce four ?
"Je ne l'ai pas vue, enfin peut-être une ombre gigantesque, (dans
la nuit noire ?) juste là, à portée de main. Surtout je
l'ai entendue.
"Tu l'as entendue ?
"Oui, un souffle énorme d'eau mouvante, comme si un monstre sortait
des vagues, c'était terrible. J'ai jamais entendu ça ! Ecoute,
elle doit pas être loin"
J'écoute à m'en faire péter les tympans. Effet dévastateur
d'une formidable concentration terreible. Je scrute la nuit à me faire
imploser les yeux. Hors le ronflement des vagues qui passent sous la coque,
un peu plus rauque lorsque l'une d'elles s'échappe par le travers...
qu'entends-je ? Rien.... Des dauphins peut-être. Lorsqu'ils naviguent
en rangs serrés, à trois ou quatre, ils peuvent prendre des allures
de monstres marins. Surtout dans le noir.
Il est grand temps que Laurent se couche.
A 35 milles de la côte corse, un
feu à éclat nous interpelle alors que le jour n'est pas encore
levé. On se concerte, on réfléchit, on sort la carte papier...
Filet dérivant ou pas filet dérivant. On identifie le feu à
3 éclats des îles sanguinaires, devant la Pointe de la Parata.
On doit longer la côte mais nous n'en n'avons la certitude que lorsque
les lumières d'Ajaccio trouent l'horizon.
Nous visons une petite calanque "Cala Conca", isolée, sauvage,
peu fréquentée. nous mouillons très tranquillement dans
le sable à 10 heures du matin, parfaitement centrés au milieu
de la baie. Belle et bonne journée à bord à déguster
notre première bonne bouteille. Belle et bonne journée à
terre au milieu du maquis. Et la soirée donc ! Ah le bienheureux moment
de se couler sous la couette sans autre pensée que celle de profiter...Nuit
paisible et réparatrice. .
Depuis Martigues, nous avons parcouru 210 milles. La traversée a duré
48 heures et nous avons fait 28 heures de moteur. Navigation typique de Méditerranée.
Cala Conca, c'est un site génial qui nous plonge à l'intant dans
l'ambiance estivale dont nous rêvons tous. Vaste plan d'eau bordé
de rochers finement taillés. Une monumentale tortue dresse son bec vers
le large et nous toise lorsque nous entrons dans la baie. Une belle plage de
sable d'où démarre le sentier du littoral à travers le
maquis et de grandes forêts de chênes verts.
Mardi
matin, nous partons pour débusquer une cascade, une source, un abreuvoir.
On ne sait pas trop, c'est surtout un prétexte à se dérouiller
les jambes. Deux heures sur le sentier du littoral à explorer les chemins
de traverse pour découvrir celui de l'eau. Un mythe peut-être,
mais la balade est sublime. Dans la baie que nous dominons, Lune de Miel gentiment
tenu en laisse par son ancre, nous offre son plus joli profil pour la photo
du jour.
Mercredi 26 juin 2006.
Départ en douceur pour une petite navigation d'une dizaine de milles.
Histoire de pas arriver à Bonnifacio trop vite. On croise des dauphins
égarés à deux milles de la côte, qui nous ignorent
superbement. On avance au grand largue cahin caha selon le clapot. Le vent oscille
de 1 à 3 noeuds. On fait des pointes à 4 noeuds, des ralentis
à moins de 2 noeuds. Mais ce qu'on se sent bien dans ce navire si tranquille.
15 heures, nous mouillons dans l'anse de Rocapina. Une ménagerie taillée
dans les rochers dresse de fières silhouettes. Nous posons l'ancre juste
sous le lion qui nous accueille sans sourciller. C'est bien bon tout ça
!
Prochaine étape, bain de foule à Bonifacio.