Estival 2006/ n° 5 - Syracuse...
Donc reparlons de Syracuse. Mais j'ai
d'abord quelque chose de fantastique à vous dire.
Ceux qui me connaissent bien pourront mesurer l'importance incroyable de cette
nouvelle. Replongez vous dans l'ambiance. Des mouillages magnifiques protégés
derrière des abris rocheux.
La sérénité totale, des eaux translucides, couleur lagon...
lisses comme des piscines... Me voyez vous venir. Si, si si, Hé ben si,
je l'ai fait.
Je me suis souvent promis que je tenterais tout pour me lâcher dans la
flotte. Je crois vous avoir raconté les multiples tentatives à
partir de l'échelle de bain pour hésiter, frissonner et entretenir
ma panique pendant de longues minutes pour finalement craquer, me tremper l'arrondi
des fesses et remonter vite fait me doucher... Non décidément
ce n'est jamais le jour et mon maillot de bain depuis 10 ans n'a pas eu beaucoup
d'usage. J'avais simplement depuis les Antilles abandonné tout espoir
de nager un jour dans l'eau de mer depuis le bateau. Les occasions étant
là-bas idéales, le temps était passé.
Un matin je me suis réveillée ici avec la certitude que j'étais
prête.
- T'en dis quoi Laurent, si je me jette aujourd'hui, tu restes à côté
au cas où ça se passerait mal.
Vous auriez vu la tête de Laurent. A la fois réjoui, dubitatif
et consterné. Et je le comprends car si je panique il est sur d'être
noyé avant moi.
Donc il se gratte d'abord les cheveux, avec l'air de quelqu'un qui se demande
s'il doit me prendre au sérieux.
- Si j't'assure, je me sens bien aujourd'hui, faut que je tente quelque chose.
- D'accord mais tu prends un gilet de sauvetage.
- Pas question, tu sais bien que je déteste ça. Cet engin me retourne
systématiquement sur le dos, et je ne supporte pas ça.
- Bon alors la bouée fer à cheval.
- Top là pour la bouée...
Me voilà toute impatiente d'un coup.
Oh là là comme c'était bon. appuyée sur la bouée,
je me suis laissée dériver en barbotant comme Dorine dans sa piscine
de bébé. J'ai fait quelques brasses pour revenir vers le bateau.
Un peu prisonière de ma bouée tout de même...
Mais je me suis sentie merveilleusement bien dans l'eau pour la première
fois de ma vie.
ET POUR LA PREMIERE FOIS, Laurent et moi nous avons fait ensemble le tour
du bateau, sans pause en plus...
La deuxième étape est plus laborieuse.
Laurent à proxité garde la bouée contre lui. Et je me lâche
de l'échelle (sans hurler, si si c'est vrai !), je rejoins Laurent, et
je reviens à l'échelle. Bon d'accord, ma brasse et laborieuse
et chaotique, mais je me suis dépatouillée toute seule et sans
bouée.
Rien que de le raconter, j'en transpire encore. Mais ce qui est inespéré,
c'est que j'ai envie de recommencer...
C'est pas beau ça comme nouvelle...
Cap sur la Sicile, une soixantaine de
milles au moteur, 12 heures, c'est pas l'idéal mais c'est comme ça.
C'était le vent prévu 5 à 10 noeuds mais pas dans le sens
prévu par la météo; il ne nous aidait guère.
Première nuit dans un mouillage sympa derrière le cap Pasaro.
Et enfin, cap sur Syracuse.
La baie est immense, à vue de nez (?) plus de 3 km de profondeur. On
mouille à moins de 5 mètres de fonds, l'eau est d'un vert tendre,
c'est sûrement du sable. Je lâche 25 mètres de chaîne.
Génial le mouilage. Nous sommes trois bateaux à large distance
les uns des autres. Pas d'évitage à craindre ici. A droite un
modeste chantier naval, à gauche des marais, au fond une base militaire
barrée par toute une armada de flotteurs sur chaine. Zone interdite.
Nous n'avons jamais eu l'esprit plus tranquille que ça dans un mouillage
inconnu.
Vendredi 25 aout 2006
La météo annonce plusieurs
journées estivales, brises côtières. Nous avons passé
une nuit idéale dans un mouillage d'un calme remarquable, avec les lueurs
de la nuit qui tombe sur la ville. Formidable. Syracuse tient ses promesses.
On se lève le coeur en fête. Nous sommes au top pour une longue
flânerie en ville. Notre errance nous promène dans les sites archéologiques.
Entre les colonnes des temples, on écoute les cris des taureaux sacrifiés,
on frémit pour les gladiateurs qui s'entretuent dans le théâtre...
Archimède sort de sa tombe pour nous expliquer une machine infernale.
Artémis ne sait plus si elle est Diane, ni qui est son père. Apollon
règne en patron sur la ville. Une brise sympathique à l'abri des
arbres centenaires, de bonne augure pour les prochaines navigations. Journée
extraordinaire ! On en a plein les yeux et plein les tongs... Vivement la fraîcheur
du mouillage car décidément la brise paraît bien soutenue...
Au débouché du quai, ma casquette s'envole, le vent nous coupe
le souffle. Vision grand angle de la baie dévastée par la houle.
Des creux d'au moins un mètre déferlent à travers tout
le mouillage et ça souffle méchamment.
- Laurent, tu vois Lune de Miel ?
- Non, par pour le moment. C'est bizarrre, tu vois aussi 3 voiliers sur l'autre
bord de la baie, vers les marais ?
- ????
- On n'était pas si loin tout de même...
On scrute, On se décale, on force nos yeux à voir... Bien obligés
de se rendre à l'évidence avec un coincement épouvantable
à l'estomac.
Lune de Miel, s'est fait la belle. Quel choc !
D'un coup une hallucination.
Tout au fond de la baie, au delà des flotteurs militaires un voilier
blanc qui paraît minuscule de si loin à l'air de se dandiner...
- C'est lui là-bas tu crois...
- Merde, il a été projeté contre la digue des militaires...
D'un coup la vie s'accélère.
On ne réfléchit pas longtemps. Récupération de l'annexe,
bien piteuse elle aussi d'avoir été malmenée contre le
quai.
Je décide de partir à pieds pour pas alourdir le canot et aller
sonner à la porte des militaires et solliciter leur aide. On est sur
leur territoire après tout. Et ils doivent être bien équipés.
Hélas, le bout du quai, est un cul de sac au niveau du chantier et ça
ne communique pas avec le fond.
La vision toutefois est rassurante. D'une part, Lune de Miel a été
arrêté dans sa dérive juste derrière les bouées,
(donc il n'est pas entrain de se fracasser contre le mur) d'autre part, il se
dandine sur la houle, donc il flotte.
Premières analyses fort rassurantes. Les pêcheurs, les ouvriers
des ateliers voisins, y'a un monde fou qui disserte lorsque je me pointe. Ils
me regardent avec des sourires goguenards... Pas un ne parle français.
Le chef du chantier naval vient vers moi. Il propose de téléphoner
aux gardes-côte qui rappliquent une heure après en voiture.
On est tous là scotchés sur le quai. Et Laurent tout seul dans
son zodiac se bat contre le vent et contre la houle. Ouf, je le vois enfin sur
le pont de Lune de Miel. Il plie d'abord le taud qui vole dans tous les sens
et ça fait vraiment pas sérieux; ensuite il décide d'aller
mettre une amarre sur le quai des militaires, histoire de s'assurer que le voilier
n'ira pas plus loin. Il est désespérément tout seul contre
les éléments. Je ne peux pas le rejoindre car il n'y a pas d'accès
possible au milieu de ce petit bassin réservé.
Plus d'une heure est passée. Les militaires sont venus parlementer avec
Laurent qui piétinne leur quai en zone interdite. Les garde-côte
m'ont fait comprendre qu'ils ne peuvent rien faire mais ils observent et commentent
par radio... Une espèce de jeep "polizai" se pointe. Deux hommes
à bord en civil. On s'explique en italien.. (?). Je comprends que l'un
d'eux me dit.
- Il faut utiliser deux grosses unités pour tirer le voilier de là.
Et pour nous ce n'est pas possible.
S'il me propose autre chose, je n'ai rien compris. Ah si, le chef garde-côte
en partant qui me dit, "si vous avez un problème appelez-moi"
et il me laisse sa carte de visite. Un gros monsieur en costume qui parle anglais
m'explique qu'il est "brooker maritime". Il a ce qu'il faut pour nous
tirer de là, pour un bon prix (bon pour qui ? je ne maîtrise pas
assez l'anglais pour le savoir), appelez moi demain matin. Il me laisse sa carte
de visite.
La nuit tombe. Laurent a stabilisé le navire. Il est venu nous rejoindre.
Il est trempé, nerveux, malheureux.
Il ne reste sur le quai que nous et des pêcheurs facétieux qui
ont l'air de trouver ça comique et plus passionnant que la pêche.
On nous présente Erwan, un français qui bricole sur son bateau
dans le chantier. On boit un thé avec lui. Il nous offre des gâteaux
bretons. Quel réconfort. Il nous présente Massimo. Un brave gars
d'ici... qui ne parle que l'italien! Le vent tombe d'un coup, la mer s'applatit.
Il fait nuit mais Massimo retourne à bord spontanément avec Laurent
pour essayer de "voir" en plongeant. On suppose que la quille s'est
prise dans la chaîne des flotteurs militaires, car Lune de miel danse
toujours sur place. Au toucher rien ne coince notre navire. Les deux hommes
viennent me chercher. Jusqu'à 10 heures du soir, nous avons fait un millier
de tentatives pour faire bouger le bateau, on n'y comprend rien. Il est envasé
d'au moins 40 cm ça c'est sur mais rien ne le coince. L'amarre qui doit
faire gîter le voilier sur une énorme bouée à moitié
coulée, est à 300 mètres mais on est en bout de course
de la drisse. On essaie en portant une amarre latérale d'accentuer l'effet
de bascule. Toutes voiles déployées sous un pet de vent... Moteur
à plein régime. Massimo a mobilisé un vieux pote à
lui pour nous aider. Mais on ne progresse guère. Avec le guindeau on
tire comme des malades sur les amarres qui se tendent au seuil d'éclatement...
Si ça nous pète à la tête, on va se retrouver décapité,
défiguré, lobotomisé...
Massimo et son ami paraissent optimistes, on comprend, que l'un évalue
en 4 heures notre progression vers la sortie de 5 mètres... Laurent et
moi on ne rigole pas, on penche hélas plutôt vers 5 cm... ou 5
mm. Deux heures du matin, l'heure est à la déprime. Le navire
ne se sauvera pas. Demain, on peut envisager d'installer en haut du mat un cordage
assez long en le montant sur une poulie. On attendra que la marée monte
(dans la nuit on a perdu 20 cm d'eau...) Peut-être aussi que le vent nous
aidera... Et puis demain, il fera jour! Finish nous annonchent les deux italiens
épuisés. Je passe une nuit épouvantable sur la couchette
du carré, je suis incapable d'aller m'allonger dans la cabine. Laurent
plus fataliste dort comme un loir à l'arrière.
Réveil aux aurores. Nos tentatives
pour faire gîter le bateau sont toujous aussi nulles. Quel cauchemar,
je n'ai jamais vu bête plus obstinée que ce navire qui refuse de
bouger. Laurent décide de récupérer son amarre raboutée
de plus de 100 mètres pour faire réussir notre tentative de gîte.
Le responsable de la base militaire l'appelle depuis sa clôture. Laurent
va le rejoindre en annexe. Quelle chance, il compatit en français mais
ne peut rien pour nous. 11 heures du matin, la mer monte. Laurent quitte la
zone militaire en annexe avec l'amarre qui doit nous sauver. Y'a du boulot en
vue... Deux vedettes de la police se pointent à toute allure. Le même
mec que la veille dans l'une. Quelques mots en anglais pour nous dire qu'ils
prennent les choses en mains. A partir de là, c'est magique, même
pas dix minutes. Ils ont les moyens de nous faire gîter. Et de nous faire
glisser.
Il me faudrait 10 pages pour vous raconter les détails de cette épopée.
Donc ce qu'on sait aujourd'hui c'est que le mouillage est envahi d'herbes tendres
(c'est un ancien marais), d'où sa couleur vert pâle qui m'a fait
penser à du sable, qu'il faut mouiller à plus de 8 mètres
de fonds, là où il n'y a plus assez de lumière pour ce
gazon maudit. Ce qu'on sait surtout, c'est que pendant notre absence le libeccio
s'est levé d'un coup imprévisible comme toujours et qu'il a envoyé
des poussées de sud ouest entre 30 et 40 noeuds ce jour là. Les
deux autre voiliers ont décroché aussi, mais comme les occupants
étaient à bord...
Remarquable : Une fois le sauvetage effectuté,
le chef de police a demandé à Laurent de le rejoidre dès
notre mouillage posé correctement. Aïe, combien ça va nous
coûter et on n'a même pas eu le temps de prévenir l'assurance...
Laurent part seul pour négocier... Dixit le chef de police : "J'ai
besoin des papiers du bateau et des vôtres pour rendre compte de notre
action. Vous ne nous devez pas d'argent. On a fait notre boulot. Ecrivez juste
aux autorités italiennes (on lui glisse trois adresses à contacter)
pour remercier officiellement"
On nous demande juste de la reconnaissance adminisrative.
Pas question d'argent.
Première fois que nous voyons ça et c'est en Sicile...
Lundi 28 aout 2006
Tout est rentré dans l'ordre.
Le libeccio n'a pas refait des siennes. On sait qu'il se lève avec la
brise de terre vers 13 heures donc on reste à bord l'après-midi;
ce n'est pas plus mal, car c'est le moment le plus chaud de la journée.
Nous sommes remis de nos émotions et pas rancuniers. Syracuse nous enthousiasme.
La vieille ville est un trésor aligné d'architectures gothiques,
baroques... antiques. Les gens sont calmes, sages. On s'y sent en toute sécurité.
Encore un endroit où j'aimerais vivre.
Demain on entame notre remontée vers le nord, direction le détroit
de Messine. Je dois être à Velaux le 15 septembre. On arrive sans
se presser. Si je peux je vous enverrai un nouveau message avant Messine.