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mise a l'eau a l'Estaque

Ibiza, 4 novembre 2001

Incroyable ! Il y a si longtemps qu'il est attendu ce moment. Nous avons réussi à quitter Martigues au moment prévu, le 28 octobre. Ils sont venus. Ils ont tous été là nos amis. Ceux en attente de départ, (beaucoup le sont plus ou moins) et ceux qui ont partagé de près ou de loin notre rêve. Chacun à sa manière nous a laissé une marque de solidarité. Signe d'intérêt qui nous a quelquefois déconcertés et toujours réjouis, sincèrement et profondément réjouis. Quel chaleureux moment celui ou la radio nous a transmis les messages de sympathie des régatiers que nous avons abandonnés dans la pétole. Quel somptueux moment celui où nous avons enfin passé le pont.... Ce pont mythique qui ferme l'étang de Berre et s'ouvre sur la mer, comme la cage aux oiseaux.
Le plus vrai des bonheurs, c'est d'avoir partagé ce moment avec les deux garçons. Et puis aussi passagère inattendue, Marie Thérèse, la soeur de Laurent, qui ne savait pas exactement à quoi elle s'engageait et prête à toutes sortes d'héroïsme...
Nous avons tracé sur les Baléares en famille avec le mal de mer en héritage. On s'y attendait plus ou moins. Pour Jo, ça a été très éprouvant jusqu'à Puerto Soller ; (je crois bien qu'il a frisé le coma). Pour nous autres, plus facilement amarinés la traversée a été tranquille avec une vingtaine d'heures au moteur et la pleine lune... Traversée des plus romantiques et aussi des plus chiantes par moment.. Nous avons tous été comblés en arrivant dans le mouillage de cette ville pittoresque quasiment déserte de tourisme. On ne s'attendait guère à subir un violent coup de vent dans ce mouillage familier de Soler si accueillant l'été. On a à peine eu le temps d'y croire, température estivale et tourisme à Palma... Et puis une nuit infernale avec de violentes rafales et de houle en travers... Les garçons dégringolaient de leur bannette et Marie Thérèse a abandonné la cabine avant au milieu de la nuit, le cerveau matraqué par le ragage de la chaîne sur le sable. Réfugiée sur un siège dans le carré, elle veillait ... Laurent et moi on s'est levé plusieurs fois, les habituelles alertes de décrochage, histoire de passer une nuit blanche et de nous mettre en tête une fois de plus, qu'en mer rien n'est jamais acquis.

Samedi 3 novembre,

Les enfants et Marie Thérèse nous quittent. Moment douloureux pour moi. Je laisse partir le taxi avec des sanglots plein partout. Ce jour-là Laurent ne me suffit plus et sans les deux garçons, Puerto Soller devient insupportable. Si mes yeux se portent sur les bords de plage, je les vois marcher le long des rails, ou bien j'aperçois la silhouette de l'un ou de l'autre. On a tous connu ce terrible abandon de ceux qui nous laissent un jour ou l'autre. La seule solution était de prendre nous aussi le départ et on n'a pas traîné. L'absence de notre petit groupe familial nous pesait vraiment trop à tous les deux.
Nous avons juste pris le temps de nous présenter à la station gaz-oil bien entendu fermée du samedi au lundi....

Il est 13 heures, cap sur Ibiza, on verra là-bas pour le gas-oil. La mer est très agitée, la houle pénible mais on la fend en vent arrière. Nous ne craignons plus le mal de mer et ça s'annonce fatigant mais faisable. La nuit entre avec le calme typique de Méditerranée et le moteur se remet à ronronner. On s'organise bien pour la veille. Laurent est du soir moi, je suis plus volontiers du matin. On avance tranquillement seuls sous la lune et une débauche d'étoiles.
Laurent se régale à faire le plein d'eau avec le dessalinisateur. Quel luxe inouï. Quant à l'alternateur maison, en dessous de 5 noeuds, il ne donne rien. A partir de 5 noeuds, il charge 5 ampères, mais quand le vent nous pousse au delà de 5 noeuds, il monte très rapidement à 15 ampères, et nous ralentit à peine... Je sais bien que Laurent est un génial technicien... Il n'en finit pas de m'épater. Même si des fois, je le trouve un peu " osé " dans ses pratiques.
Entendez ça comme vous voudrez... ! Et souriez vous n'êtes pas filmés.

Dimanche 4 novembre, 8 heures du matin. Nous décidons de mouiller à San Antonio de ABAB, petit port d'Ibiza. Le site n'est pas génial mais il est d'un calme remarquable. On se situe tout au bout d'une promenade qui mène à un grand jardin... On fait abstraction des immeubles qui bordent la plage, ils sont loin du mouillage, en pleine ville, dans un autre monde. On est bien casé entre les bouées des bateaux qui semblent scotchés là pour un moment. C'est vraisemblablement une ville très "vacance" qui tourne au ralenti. Les dancings, les foires permanentes, les bars sont fermés pour la plupart. Par contre les allées sont envahies de groupes de flâneurs. On dirait que c'est le paradis du 3ème âge espagnol. Les hommes et les femmes que nous croisons sont d'une élégance remarquable.

Je crois que les hommes et surtout les femmes espagnoles attachent beaucoup d'importance à leurs vêtements. Que ce soit aux Baléares ou sur la côte j'ai rarement croisé une femme négligée quelle que soit son âge. En France, dans certaines petites villes de province ou au coeur de Paris dans ces quartiers qui ont eux-mêmes des allures de province, il n'est pas rare de croiser une femme en pantoufles ou robe de chambre et clope au bec qui franchit la porte d'un bar ou de la boulangerie d'à côté... ou qui papote sur le pas de sa porte avec sa voisine en bigoudis. J'imagine que ce spectacle serait inconcevable au pays d'Espagne.

Mais nous avons un problème à régler. La jolie plante d'Alex n'a pas supporté le rythme infernale de la houle et elle a piteuse mine; Nous décidons héroïquement Laurent et moi de la confier à sa bonne étoile. C'est un choix qui nous attriste.... Nous la déposons vers 7 heures du soir sur un banc de la promenade. Le plus discrètement possible. Il ne faudrait pas qu'un badaud nous prenne pour des terroristes... Mais ici, les gens sont confiants et la foule continue de flâner en tenue de soirée. "Prenez soin de moi, je vous porterai bonheur..." crie la jolie fleur depuis son banc à tous ces bels gens qui passent... Nous on s'éloigne...
On revient une demi heure plus tard. Alors là, quelle surprise, quel soulagement. La plante n'est plus assise sur son banc. Elle a été adoptée. Forcément, il y a toujours quelqu'un qui a besoin de bonheur. Merci Alexandra, tu as fait finalement plus d'heureux que tu ne pensais.

Mercredi 7 novembre. C'est pas tout ça mais on a de la route à faire vers Gibraltar. La météo s'annonce sympa, vent dans le dos. Pas de gas-oil non plus à Ibiza. Pas grave puisqu'il y a du vent annoncé pour plus de 12 heures, après on avisera. Le vent est au Nord force 4/5, ça nous va. on part vent arrière avec le foc tangonné. Impeccable. De belles gerbes d'eau frisent la coque, beau spectacle, il fait doux, c'est là qu'on est vraiment heureux de naviguer. La nuit on retombe dans la pétole et le moteur reprend son ronronnement. A minuit je décide de me coucher. J'ai à peine enlevé mes chaussettes que Laurent m'appelle. Panique à bord, il a repéré les scintillements des bouées de filet... Sont-ce des filets dérivants ? Amis Tessier vous êtes avec nous à ce moment là n'est ce pas ? Vous connaissez ce jeu de ballon-prisonnier... Une partie recommence, dur de pas se faire piéger. On s'est dérouté d'au moins 5 milles à longer les feux ... On a vu quelques bouées à la surface mais le ciel était couvert, la nuit très sombre et on ne savait plus trop ce qu'on voyait. On a fini par passer à travers. Le vent s'est levé, avant le jour, plus du tout favorable et on a navigué au prés très serré. Le pilote craquait et nous aussi. Avec les soucis de filets on a du dormir deux heures chacun. En début d'après midi, le vent est devenu force 6, la houle violente nous a ballottés salement... Heureusement que la plante d'Alex avait été adoptée à terre. Elle n'aurait pas survécu à cette journée là. Avec le vent de face on n'avançait plus. On a décidé de repartir au moteur. Et puis on a alterné voile et moteur. Dans les deux cas on a tiré des bords de folie. Il peinait le pauvre moteur, il peinait, peinait tant qu'il a calé. Un moteur tout neuf, pas gêné celui-là... C'est pas du jeu... C'était pas prévu ça...

Mon génial technicien jette un coup d'oeil dans la "salle des machines", Il touche à tout et à rien... il tente quelques remises en route qui avortent instantanément ou presque... Je m'accroche à la barre pour me donner une contenance et lui il se gratte la tête. Nous sommes redoutablement efficace à ce moment là. Il est 7 heures du soir, il fait nuit, on est à 25 milles de Carthagène, l'abri le plus proche. Silence total sur la mer... Après concertation et différents diagnostics, Laurent retient le plus plausible, qui est la panne de carburant.... Donc le carburant n'arrive plus, soit il n'y en a plus, (ce n'est pas conforme à la jauge qui nous annonce encore une cinquantaine de litres, sauf que moi je ne fait absolument pas confiance à la jauge) soit la sortie réservoir est bouchée. On verse une dizaine de litres qu'on avait en réserve, histoire de voir. Mais le moteur fait seulement semblant de repartir... Donc ce n'est pas la panne sèche. Ami Laurent, joueur de clarinette et d'harmonica à ses heures va souffler un air dans le tuyau... Mais le souffle de l'artiste n'est plus ce qu'il fut, pas plus efficace qu'un pet de coucou. On dérive gentiment à 1 noeud d'où on vient... Faut-il nous résoudre à attendre le matin et le retour du vent ou de la tempête annoncée à la dernière météo pour notre zone.... J'avoue que je balise sérieux... Je me dis que nous sommes fatigués, que la couchette arrière serait géniale, ou serons-nous à minuit... Où dormirons nous et quand dormirons-nous ? Je me caille comme c'est pas possible. Et la nuit est fantomatique avec les ombres gigantesques de la côte qui se rapproche... Trêve de fantasmes aussi peu réjouissants... Laurent disparaît à l'arrière du bateau, peut-être que la pompe à vélo sera plus efficace. Et ça pour le coup c'est le pied... Laurent maintient les tuyaux et moi je pompe. Un coup, deux coups, cinq coups, ça marche pas du tout, plus ou moins et puis le miracle se produit, le gas-oil finit par passer.... Et le doux ronronnement du moteur caresse nos oreilles et nos nerfs à rebrousse poils. On avance doucement, économiquement, on n'est pas sûr de notre réserve de carburant.

Carthagène est en vue. Il est minuit. Nous n'avons que la carte PC comme info locale. C'est très sommaire, on n'est même pas certain qu'il y ait un accueil plaisancier. Mais il y a une zone portuaire commerciale et industrielle importante et une marine militaire. Avec la tempête annoncée, ils nous feront bien une place les copains marins. D'ailleurs en pleine nuit, on compte bien se la faire tous seuls la place et on avisera demain matin.

Comme on fait gentiment route vers le port, Laurent retourne jeter un oeil à son moteur... Et s'aperçoit que les fonds sont inondés et qu'un joint de l'arbre d'hélice s'est transformé en ruissellement d'eau... Ca gicle allègrement dans l'arrière du navire.... On n'avait pas entendu la pompe de cale à cause du bruit du moteur. Enfin on suppose. Parce que à partir du moment où l'eau passe sur le plancher à la gîte, et qu'une odeur indéfinissable de marqueur nous prend les narines, on comprend que la pompe est en rade elle aussi. C'est la joie totale à bord.... Nous sommes tous les deux dégoûtés de la vie. On voudrait juste pouvoir dormir... Stoïque comme toujours, Laurent repique la tête dans la cale moteur pour resserrer le joint qui transforme l'eau de mer en fleuve.... et moi j'écope pendant une bonne heure. Juste pour que le niveau d'eau disparaisse sous le plancher.

Vendredi 9 novembre, 1 heure du matin, Carthagène pue. On entre dans une baie fort peu accueillante. De sinistres carrières avec des gueules grandes ouvertes sur la mer, des grues qui se penchent de tous les côtés; une zone vraiment moche dans les ombres de la nuit. Plus loin c'est la zone militaire, guère plus réjouissante. On aperçoit toutes sortes de lumières, jaunes, rouges, vertes. Où va-t-on se caser ? Où est la ville ? On entre plus profond dans le bassin. On croit apercevoir des mats derrière une gigantesque digue... Laurent pense que c'est un port à sec... On s'approche et on reconnaît une entrée de port... On s'engage et on découvre des pannes avec plein tout plein de places... Et le bonheur total c'est une torche qui nous fait des signes et une ombre d'homme qui fait des gestes.... Alors on oublie l'odeur infâme des usines, les silhouettes effrayantes des chantiers, car il y a là le plus sympathique des marineros, qui nous amarre à quai avec des gestes très professionnels.
On se couche sans réfléchir complètement gelés et épuisés mais tranquilles...

Tard le lendemain on découvre un port finalement sympa. On fait un gros petit déjeuner. L'après midi, je nettoie une fois de plus les fonds. Nouveau rinçage à l'eau douce. Nouvelle sortie des bouteilles calés sous le plancher. Alex, je pense très fort à toi. Laurent change la pompe de cale qui n'a pas survécu. On remet tout en place sauf un Chateauneuf du Pape 95 oublié sur la table. Tant pis si on nous prend pour des pochtrons... Délice des délices, cet apéro est l'un des meilleurs de toute ma vie.
Dans la soirée, Laurent a faim mais il est dégoûté du pain de mie. Je décide de faire du pain perdu. J'ai aussi trouvé en ville des beignets de poisson. C'est un repas déconcertant, mais le pain perdu enrichi de nutella, alors ça franchement ça vaut bien une nuit d'insomnie en mer....



Proverbe COUCOU-NET du jour :

Ne partez jamais en mer sans votre réserve de nutella
.


Tempête annoncée sur le port de Cartagène,

la suite... au prochain COUCOU-NET

janou B