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COUCOU NET
20ème


Mercredi matin, le port de Punta Delgada s'éloigne à pas de loup. Je confie aux arrondis de Sao Miguel les liens que nous avons tissés dans cette île idéale.
Cap vers l'Est, bâbord amure, mer protégée par les sommets. Nous avançons royalement à plus de 6 noeuds. La navigation est généreuse, c'est un bord de près comme je les aime. Nous sommes bien appuyés sur l'eau, ultimes regards vers ces images de terre que nous avons tant aimée.
Nous sommes tristes Laurent et moi. Nous laissons des liens chaleureux. Nous savons bien qu'une part du voyage ici s'arrête. Des visages, des sourires, des gestes, et le chant rauque du portugais, ce langage extraordinaire qui n'a rien de latin dans sa résonance, comme tout cela déjà me manque.
Adieu les Açores. Adieu chaleureux amis de ce petit Portugal.

Il m'est difficile aujourd'hui de reprendre la chronologie de ces huit jours de navigation. Nous avons navigué tantôt au près très serré, tantôt au largue. Mais cette courte traversée a été vraiment spéciale, impossible à suivre au jour le jour.
Maintenant que Lune de Miel est attaché à la terre, il nous reste d'étonnantes sensations, des sentiments étranges, des souvenirs presque confus... Et je me demande comment vous les dire.
Dès que nous avons été lancés dans la traversée, que de malaises. Le vent était fort, il a très vite soufflé à 25, 30 noeuds. Les coups de vent qui ont sévi au Nord de notre route ont levé une mer arrogante. Et nous étions au prés.
Scénario obligé du mal de mer. C'est moi qui m'y colle... comme toujours... Non pas comme toujours. Le deuxième jour, Laurent se lève quelque peu vaseux. Je n'aime pas ça du tout. Il a le teint gris, et surtout le regard fataliste de ceux qui subissent. J'ai souvent rencontré ce regard là autour de moi. Je le déteste. Il m'effraie, me révolte, me désespère. Il sait me dire à quel point l'issue est fatale, à quel point je suis impuissante. Et que c'est surtout pas la peine de faire semblant que tout va bien. C'est la première fois que Laurent me fait le coup du regard fataliste. Merde alors, si Laurent craque qu'est ce qu'on va devenir ? D'abord on se relaie pour aller vomir. Je n'ai pas souvenir que ce fut comique à ce moment là.
Nous avions différents produits anti mal de mer en réserve. Je gardais sous le coude celui de Serge, réputé magistral, pour Laurent. J'ai donc testé celui de Sophie,(K-Wells). Comme je l'ai quasiment vomi avant d'avoir fini de l'avaler, il ne m'a été d'aucun secours. Laurent a été plus heureux avec celui de Serge. Une heure après l'avoir avalé, il avait faim... heureux Laurent.
Quant à moi, un coup d'oeil sur la mer ne m'ayant pas remonté le moral, j'ai préféré me mettre en hibernation dans ma couette, pour quelques heures... pour la journée...pour la semaine ?
A minuit, Laurent s'est couché dans la cabine arrière. Il pouvait se caler parfaitement et dormir comme un loir. Je préférais rester dans le carré, en veille passive en compagnie du radar.
La gîte est vite devenue intolérable dans la couchette navigateur, malgré la toile anti roulis. Les vagues qui frappaient la coque par le travers résonnaient à travers toute l'armature. C'était effrayant. On avait l'impression de se cogner à un mur. Le voilier ripait, vibrait, craquait. J'avais l'impression de sentir la quille trembler. Je me suis vraiment demandée si la coque n'allait pas exploser, si la quille n'allait pas se déchausser, si les haubans n'allaient pas s'envoler, si le mat n'allait pas transpercer le pont... Pourquoi la mer s'obstinait-elle à asséner ces violents coups de bélier sur nous. De quoi voulait-elle nous punir ?
Dans la journée, lorsqu'un pâle rayon me le permettait je faisais une brève apparition dans le cockpit avant que me reprenne une nouvelle série de nausées. J'avais un léger répit car dehors on voit arriver la houle ; on peut anticiper sur le choc. L'effet n'est pas aussi terrible. Mais qu'est ce que ça caillait. A l'intérieur roulée dans ma couette, j'avais chaud mais le problème était autre. Le boucan est effrayant. On ne sait pas ce qui se passe. A tribord les hublots traversent les vagues et les deux bacs à évier se remplissent d'eau de mer. A bâbord, pas la peine de se démettre le cou, on ne voit que le ciel... Finalement j'en ai eu tellement marre que j'ai pris le matelas et l'ai posé dans la coursive. J'ai enfin pu me caler confortablement, détendre mon dos et mes muscles complètement tétanisés et dormir, dormir, dormir. Oh là là, que c'était génial. Que le GPDS et le radar fassent ce qu'ils veulent. Que Laurent entende les alarmes s'il veut. Je m'en contrefiche. Pourquoi se faire tant de soucis. Un voilier livré à lui-même finit toujours par arriver quelque part. A ce moment là, je m'en fiche d'arriver n'importe où. La troisième nuit s'est ainsi passée d'une traite, sans une alarme. Lune de Miel a tracé sa route tout seul sans m'importuner comme s'il avait compris que j'étais aux abonnés absents.
Lorsque le jour se lève, Laurent sort de la cabine arrière pour la première évaluation de notre situation en mer. Il me butte sur la tête. Il est un peu surpris.
- Qu'est ce que tu fais là ?
- Je dors
- T'es bien là ?
- Royal, c'est le paradis. Y'a quelqu'un qui cogne comme un malade sur la coque en permanence. Y'a quelqu'un qui me secoue contre la cloison. Y'a quelqu'un qui tire mon matelas par les pieds et je glisse sous le siège de la table à carte. Y'a quelqu'un qui hurle dans les haubans... Mais je dors, donc laisse moi dans ce paradis et débrouille toi.
Et je me retourne dans mon duvet en faisant semblant de ronfler.
Laurent m'enjambe comme il peut, me piétine les cheveux, et m'écrase les orteils. Je m'en fous, je dors. Je l'entends vaquer dans le carré. C'est déconcertant ces sons qui se mélangent ; la bouilloire qui chante, la mer qui cogne à bâbord, la radio qui grésille, et Laurent qui siffle avec la bouilloire.
L'odeur du café me lève le coeur. zut rendors toi vite vite...

Mais maintenant que Laurent est en forme, je bénéficie à mon tour du traitement de choc de Serge. Il reste trois pilules, pour quatre jours de navigation, pourvu que ça suffise.
Et ça suffit. Les quatre derniers jours sont donc nettement plus sympas. La mer ne s'adoucit pas, bien au contraire et on gîte sévèrement. Les va et vient dans le carré sont scabreux mais on fait attention. Laurent pêche. Crise à bord, car je ne veux pas qu'il aille sur la plate forme arrière pour récupérer ses prises. On s'offre ainsi deux magnifiques thons à deux jours d'intervalle. De quoi retrouver le plaisir de s'alimenter.
Notre intention était d'atterrir à Cadix mais le réseau des radio amateurs, nous informe que la météo se dégrade vers l'Espagne et que nous risquons une navigation franchement embêtante. (Ah bon, pire que ça ?) Donc nous changeons notre tir et prenons la direction du Portugal. C'est à dire de plus en plus " au prés " , mais avec une mer à peu près stable. Finalement on a fini par s'y habituer à cette vilaine mer.
Vilaine, elle a vraiment été. Pas un seul animal en vue, à quelques rares puffins près. Et quelques tortues aventurières. Nous nous sommes sentis vraiment seuls. C'est excellent ce sentiment d'isolement, c'est aussi un extraordinaire sentiment de liberté. J'adore ça. Mais quand la houle se casse en jets qui fusent plus haut que les barres de flèches et qu'un jet violent vous claque la figure... Quand une énorme vague gicle par dessus la capote, traverse le cockpit et s'infiltre dans le moindre trou pour inonder la cabine ou le carré... Quand le bateau glisse sur l'écume et se couche d'un coup en accélérant et que le pilote couine tout ce qu'il peut en affichant " of course " .....
Et quand la coque n'en peut plus de gémir, quand les cordages s'enrouent à force de grincer, quand l'équipage réduit la voilure à trois ris, roule le foc au maximum et ne peut pas ralentir le navire...

Une petite semaine de cette folle équipée, une éternité... il est temps de penser à notre atterrissage. Nous devons passer le cap Sao Vicente, côte portugaise. Ce passage est organisé en voies de navigation que nous devrons traverser de nuit. Bien des soucis en perspective pour ma tête. J'ai beau refuser d'y penser, je me demande comment nous allons faire pour pas nous faire couper en deux, si la circulation est aussi intense ici qu'à Gibralatar, y'a vraiment du souci à se faire. Toutefois de manière apparente, il n'y a que moi qui m'en fait du souci. Je n'aime vraiment pas l'idée de couper la route aux innombrables cargos, cruisers, chalutiers et voiliers qui doivent sillonner ces deux voies de navigation.
Qu'on le sache une fois pour toute, car c'est vraiment le meilleur enseignement que je tire de ce voyage. C'est parfaitement stupide et inutile de se faire du souci d'avance.
Il y avait des navires lorsque nous sommes passés au Cap Sao Vicente, des quantités de navire. Mais ça n'a posé aucun problème. C'était même agréable. On voyait parfaitement les feux, on savait exactement dans quel sens ils allaient et le radar nous a simplement signalé leur position par rapport à nous au fur et à mesure de notre progression. NOus ne nous sommes déroutés qu'une fois, si peu, et vraiment pour être tranquilles. Ca ne s'imposait même pas.
Lorsque nous étions à une dizaine de milles de la côte pour remonter vers Lagos ou Faro Laurent est allé se coucher. Nous n'avons pas fait exprès mais nous étions sur une bonne route. NOus avons croisé des quantités impressionnantes de pêcheurs. Mais sans problème, ils avaient un cap le long de la côte largement à l'écart.
Le jour se lève et la côte dévoile ses mystères pour moi toute seule. A quelques soucis de réglage de voilure près c'est enfin un heureux moment dans cette traversée pour moi. Il y aura bien un moment pour perturber mon état contemplatif. Une rafale de vent qui passe par là et je ne m'y attends guère. C'est si peu de chose ! N'insistons pas. Laurent dort et si profondément.
Nous sommes arrivés à Villamoura à Sept heures du matin. C'est un port magnifique, tout neuf. rien d'ouvert. Nous sommes seuls sur la panne d'accueil. Je frissonne sous le soleil, et Laurent fait notre café du matin.
La lumière est magnifique, Le sol ne bouge plus. Je vais enfin me réchauffer. Quel bonheur.
Je me sens tellement bien que si ça ne s'arrête pas, je vais me sentir mal.