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Palmeira, samedi 20 décembre 2001

Aujourd'hui belle rencontre au Cap Vert avec le cousin lointain de Ranspach que nous n'avions pas vu depuis une trentaine d'années. Rencontre agréable, presque familiale à bord du voilier. Nous l'attendions et le guettions sur le quai. Mais on ne savait plus à quoi il ressemblait et nous ne connaissions pas son épouse. On a flâné un moment à terre, pour essayer de le trouver et le conduire au bateau avec notre annexe.
On avise un couple d'environ 40 ans qui parle français avec un petite accent traînant. Ils ont ma fois tous les deux des allures de cousins alsaciens.
- Tu crois que c'est eux ?
- Bien sûr, regarde le mec, il a des petits airs de Fabienne.
On leur fait un signe auquel ils répondent avec enthousiasme. On est illico persuadé d'avoir reconnu notre couple de visiteurs alsaciens. Ils nous laissent venir vers eux en nous gratifiant d'un sourire très engageant. Lorsque je suis à leur niveau, impossible de me souvenir du prénom du cousin. Je lui tends la main un peu stupidement
- Bonjour, c'est... c'est.... c'est toi ?
- Ben oui, c'est moi, ça va ?
Quelques banalités et puis la question qui perturbe :
- Où sont vos vélos ? (ils étaient à l'hôtel à Santa Maria et envisageaient de louer des vélos pour venir)
- Ah vous êtes rigolote vous, nos vélos, ils sont maritimes...
On se regarde Laurent et moi très surpris. Quelque chose nous échappe. Quel sorte d'humour, le cousin pratique-t-il ? Pourquoi nous vouvoie-t-il ? Pas le temps d'approfondir. Un homme d'environ 30 ans arrive. Il nous est présenté.
- Vous vous souvenez de Jean Marie ?
Zut alors, c'est quand même pas leur fils. Je ne sais plus comment s'appelle le fils mais ce n'est pas Jean Marie, et ce mec est nettement trop vieux. Et pourquoi devrait-on se souvenir de ce spécimen de Jean Marie ?
On salue poliment le Monsieur qui nous demande si on est là depuis longtemps et si le mouillage est confortable.
- Nous, on vient juste d'arriver, on est mouillé juste derrière vous.
Il faut qu'on respire un grand coup Laurent et moi pour pas éclater de rire. Et il nous faut quelques instants pour reprendre la distance due à des étrangers qu'on traitait familièrement comme des cousins... Mais ces gens eux aussi croient nous connaître... Nous nous sommes pris réciproquement pour ce que nous ne sommes pas. On les quitte un peu rapidement. On s'enfonce dans une ruelle et à l'abri d'un acacia on explose de rire.
On a quand même trouvé le cousin un peu plus tard. Avec un couple de leurs amis. Ils nous ont fait l'honneur de partager notre repas (poisson du quai) à bord. C'était bien agréable pour nous, cette bouffée d'Alsace sous les tropiques. Le soir, ils nous ont invité à leur hôtel. Soirée remarquable avec un repas tout de délicatesses qui nous a ravis. Nous avions espéré les emmener pour une petite navigation le long de la côte, mais le lendemain le vent était nul et la houle de 4 ou 5 mètres n'était guère engageante. Il nous a paru plus sage de différer cette sortie... Un autre jour, ailleurs... Jean Michel et Monique si vous lisez ces lignes, je vous adresse encore un chaleureux merci pour les sympathiques moments que vous nous avez offerts.


Ile de Sal, Cap Vert - lundi 31 décembre 2001- Palmeira


Il y a une semaine nous plongions notre ancre dans cette baie avec pas mal d'appréhension. L'aspect désolé, de cet énorme caillou, gris, plat et desséché, nous a vraiment inquiété. Ce n'était certes pas ce qu'on attendait du Cap Vert.

Ensuite nous avons été saisi par l'harmattan, un vent local qui vient de l'Afrique et déplace d'énormes nuages de sable. Nous nous sommes réveillés au milieu de la nuit complètement estomaqués. Pourquoi ce cauchemar de mistral sifflait-il dans les haubans en pleine nuit et si loin de la Provence ? Coup d'oeil inquiet par le hublot. Les bateaux dansaient sur leur ancre et la mer soulevait des gros paquets de mousse sur la plage. La plupart des équipages veillaient sur leur pont. Toute la journée nous avons ainsi été chahutés dans le mouillage. La plage s'enveloppait d'un épais brouillard de sable. La lumière était tamisée de rose. Bien entendu dès qu'on était dehors, le vent cinglant nous gavait de poussière. Pas facile de tenir debout sur le pont. C'était pénible et impressionnant. Quant à prendre l'annexe pour accoster sur le quai, cela relevait de l'exploit. Dans la matinée nous avons dû reprendre notre mouillage parce que bien évidemment nous roulions sur un voisin... Celui de devant avait glissé sur notre ancre. On lui est passé bien prêt. Quand j'ai voulu lever l'ancre, un cordage dans la baille de mouillage (qu'est ce qu'il faisait là, celui-là) s'est pris dans la chaîne... Laurent n'arrivait pas à tenir le bateau contre le vent... Il me braillait des ordres auxquels je répondais en hurlant que j'avais des problèmes et d'autres chats à fouetter que de l'écouter. Je vous laisse le soin d'imaginer cette pagaille; La joie totale. Mais il n'arrive rien d'insurmontable quand on a un couteau suisse dans sa poche. Deux coups de lame exaspérés, le noeud qui coinçait ma chaîne, proprement égorgé, est tombé en mer. Bien fait pour lui. Ne me demandez pas à quoi il servait.
Nous sommes restés à bord toute la journée à surveiller les mouvements désordonnés et violents du bateau. IL n'y avait rien de possible à faire à terre. Et puis, on préférait être vigilant à bord. Plus d'un a dérapé... Deux résidents permanents du mouillage ont perdu leur ancre. Pourquoi cette agitation infernale dans un mouillage qui promettait pourtant d'être tranquille ? Et puis, le vent est tombé en début de soirée aussi brutalement qu'il était arrivé. Le calme est revenu, magique...

Beaucoup plus sympa, la nuit suivante nous avons été réveillés à 2 heures du matin parce que nous ne sentions plus aucun mouvement. On se serait cru dans notre lit à Velaux tellement c'était tranquille. Le silence était absolu. Préoccupé par ce calme incongru, on jette un oeil par le hublot. On s'attend à voir les bateaux plus ou moins alignés comme ils étaient en début de nuit lorsqu'un courant d'air vivifiant les maintenait sagement au bout de leur mouillage. Mais la vision qui nous est offerte sous la lune est toute autre. Il n'y a pas un pet d'air. Les voiliers n'ont plus leur allure de gentils toutous qui tirent sur leur chaîne. Ils sont face à face, parallèles, têtes à culs... Certains donnent l'impression qu'ils se causent... Pendant que les équipages dorment, les navires sans vent n'en font qu'à leur tête... Etant donné l'organisation des mouillages, plus d'un est venu caresser son voisin... On échange quelques mots pour rire avec ceux qui veillent... Mais pour nous pas de soucis. Pour une fois, on est bien casé. On peut se recoucher l'esprit tranquille. Quel bonheur inestimable. Au matin, y'en a qui ont de petits yeux, et ce n'est pas d'avoir fait la fête... Enfin, tout cela est anecdotique. Ces petits soucis sont compagnons obligés de notre vie au mouillage.
Nous attendons toujours le vent de Nord Est, qui est annoncé et nous permettrait d'aller vers l'île de San Vincente dans de bonnes conditions. Nous ne sommes pas pressés. Cette île peu accorte nous plaît infiniment.
Nous nous sommes habitués à l'aspect désolé, décharné, sauvage, aride de ce caillou plus noir que gris. C'est aussi l'ambiance tranquille des familles au quotidien. C'est un vrai privilège de pouvoir s'y poser. Nous nous y sentons comme dans mon doux village des Vosges. C'est familier, intime et reposant. Le village est propre mais il est loin d'être aseptisé. La population est agréable, et certaines images restent en moi, belles comme des rêves.

L'arrivée des barques de pêche le matin. Je ne m'en lasse pas. Ce sont de petites barcasses en bois. Il y a 3 ou 4 pêcheurs à bord. Ils s'amarrent contre le quai à fleur d'eau. Ils balancent leur pêche directement sur le quai et vendent à bout de bras... Il y a une dizaine de personnes, hommes, femmes et enfants, qui guettent leur arrivée. Le poisson est nettoyé, écaillé, débité, directement dans l'eau du port... Les prix sont annoncés à la louche... Si bas qu'on ne se pose aucune question. Si on n'a pas de monnaie, le pêcheur rajoute une ou deux prises à votre choix... Il ne rend jamais la monnaie.
Les poissons locaux sont des sortes de maquereaux qu'ils appellent "caranques" et une autre sorte qui s'apparente au mérou et qu'ils appellent "garouba". Un jour ils avaient du barracuda qu'on s'est partagé à plusieurs familles... Des plongeurs rapportent de la langouste qu'on peut acheter directement à l'usine qui fait le conditionnement. Ce sera notre repas très bon marché de nouvel an. Depuis que nous sommes ici, le poisson fait partie de notre ordinaire.
Dans le village il y a un marché, avec exactement trois étalages. On y trouve des fruits et légumes locaux et beaucoup de légumes secs. Il n'y a pas un kilo de tomates de disponible dans chaque présentoir. On achète donc les légumes par trois ou quatre pièces. Il n'y a jamais de quoi remplir un filet. Les légumes sont minables, les tomates à peine plus grosses que des abricots... Les poivrons de la taille des piments... Mais leur saveur est incomparable. Il y a des petites bananes à foison, qui sont fondantes et particulièrement goûteuses. On en fait une véritable cure. Depuis le petit déjeuner jusqu'à un en-cas en fin de soirée en passant par le quatre heures... Il y a aussi une petite épicerie, mais les prix sont prohibitifs. Le beurre est vendu en conserve. Les locaux y achètent le sucre, le café, le lait (uniquement en poudre)... Ils y vont chaque jour et achète une cuiller à soupe de sucre, ou de lait en poudre... 3 pommes de terre, 2 tomates... Les pains qui sont vendus sur la place, sont des petits pains tels que ceux que nous achetons pour faire des sandwiches...
Il n'y a pas d'eau courante sur l'île. Une usine de dessalinisation tout près d'ici fournit l'eau pour tout le monde. Chaque matin, la "fontaine" est ouverte de 9 h. à 13 h. Tout le monde se précipite avec ses réservoirs et ses bidons pour faire le plein. L'eau est vendue 3 escudos les 10 litres (environ 18 centimes). C'est vraiment l'effervescence. Les brouettes se croisent, les femmes avec leur bidon sur la tête. Ce village est joyeux. La population est très jeune. Jusqu'à maintenant je n'ai rencontré que deux personnes qui donnaient l'impression d'avoir plus de 60 ans. Les femmes en particulier sont éblouissantes. Elles sont très coquettes. Elles portent les mêmes vêtements que nous. Soient des pantalons de toile, soient des jupes droites serrées et très courtes avec de sympathiques débardeurs légers et chatoyants. Sachant qu'elles n'ont pas de fer à repasser, je voudrais bien savoir par quel miracle elles peuvent être si élégantes. Elles sont presque toujours pieds nus. Une femme svelte et souriante me croise avec son seau sur la tête et son allure citadine... Quel merveilleux contraste. Puis sa silhouette dansante disparaît entre les murs roses et bleus... Cette vision du quotidien m'enchante. Je passe des heures assise sur un caillou à regarder passer les gens. Et bien entendu, ils s'arrêtent et me parlent. Je pense que je les intrigue parce que je m'assieds par terre les mains dans les poches. Quelle sorte de touriste suis-je donc ?
La ville de Santa Maria au sud livre quelquefois des charters de touristes qui débarquent sur notre petite jetée avec leur attirail photographique et leurs regards dérangeants. Ils font sur la place des taches de couleur claire qui fout en l'air toute l'harmonie du site. Les enfants ricanent d'eux, "touristes, bonbon" (ils disent bome-bome)... Les touristes font semblant de pas entendre et les bousculent. Ca fait rire les gamins. Si un touriste généreux met la main à sa poche, c'est toujours ça de pris... Mais pour les enfants c'est plutôt un jeu, des paris entre eux.
Tout le monde se promène pieds nus ici, hommes, femmes, enfants... Les jeunes jouent au foot pieds nus sur la plage. Mais il y a aussi un vrai terrain pour les vrais matches. Ils sont passionnés de foot. Zizou est un véritable héros.
Devant les maisons, à l'ombre des acacias, Il y a des joueurs d'échecs, de cartes et surtout du fameux jeu local, l'awalé.
Une petite note rigolote pour émouvoir les écologistes... Il n'y a pas de tout à l'égout. Les eaux usées sont gardées dans des seaux (hygiéniques comme on dit dans mon doux pays des Vosges). En fin de journée les femmes calent le seau sur leur tête. Elles traversent le village, dépassent la jetée des pêcheurs et des annexes des plaisanciers jusqu'aux rochers. Elles balancent leurs eaux sombres directement dans la mer... Comment voulez-vous faire autrement ? Sachant qu'il y a ici environ 2000 habitants, vous imaginez l'aspect des rochers aux abords du village.... Je tremble toujours quand je vois passer une femme avec son seau sur la tête passant pieds nus d'un rocher à l'autre. Mais y a pas de soucis, l'équilibre est idéal, la démarche parfaitement assurée.
Les poubelles publiques sont juste au dessus, dans le même coin. Elles sont ramassées deux fois par semaine et débordent largement autour... Pour peu que l'harmattan s'en mêle, cela fait le bonheur des chèvres et des ânes qui broutent les bouteilles de bière ou de cocas... Les pauvres bêtes sont d'une maigreur effrayante...
Il n'y a pratiquement pas de viande ici, lorsqu'on en trouve, elle est congelée. Les locaux font des brochettes de poulet. Il ne fait aucun doute que les volailles sont garanties d'élevage au grand air. Il faut les éviter quand on flâne entre les maisons. C'est d'ailleurs assez sympathique le matin d'être réveillé à bord par le chant du coq. Mais ces bestioles sont tellement raides que c'est immangeable.
Le rhum local est très doux et je l'apprécie. Les hommes en boivent des quantités impressionnantes. Outre le "ti punch", ils nous ont aussi proposé une préparation sympathique de rhum au cacao... C'est de loin, le rhum que j'apprécie le plus. Pour moi du moment qu'il y a du chocolat...
La vie s'organise aussi avec les autres bateaux. On se rend des services, on se file des tuyaux. La solidarité est totale. Ce soir, pour la fin de l'année nous improvisons une soirée sur un autre bateau. Plus tard, nous irons faire un tour dans le village qui lui va probablement exploser si c'est comme à Noël. Ce sera sûrement intéressant.


Mardi, 1er janvier 2002.

La soirée a été vraiment chouette. On était reçu à bord de "OKEANOS". Claude le propriétaire est résident permanent de l'île. Il vit sur son bateau. C'est le pilier du mouillage. C'est l'image type du baroudeur quinquagénaire. Il vient d'Ostende, où il était pâtissier dans sa jeunesse. Passionné de plongée pendant ses loisirs, il en a vite fait son gagne-pain. Il s'est construit son ketch de 18 mètres, en acier, il y a une vingtaine d'années. Il a vécu 8 ans à Conakry, il travaillait sur des îles à la protection des tortues et gonflait sont pécule comme chercheur d'épaves. Il s'y est fort enrichi. Il raconte des histoires fabuleuses dont il est toujours le héros. Nous l'écoutons les yeux grands comme des soucoupes et la bouche en cul de poule... Et puis tout son visage s'éclaire, et il rigole en silence, rien qu'avec ses yeux. Il agrémente ses propos d'une stupide histoire belge. On se dit qu'il se fout de nous... Mais ces histoires sont tellement extraordinaires... Et c'est si bon de rire bêtement.
On était 8 chez lui. Nous avons partagé des mets délicats. C'était vraiment l'opulence. Soirée intime, ambiance exotique et un peu mystérieuse.

Ce matin, j'avais la tête un peu à l'envers. Dans ces cas-là, je m'offre une pause hamac... Il faut que je vous parle du hamac. Il est installé entre l'étai et le mat, à l'avant du bateau. Quand on est allongé dans le hamac on a une vision panoramique du mouillage. Sous le soleil les constructions claires illuminent les abords rocheux qui bordent le mouillage. Une petite chapelle rose domine la place au dessus du quai. Les maisons ont l'air pimpantes de loin. Elles alignent leurs couleurs à l'arrière. C'est jour de fête et les pêcheurs sont restés à terre. Les barques sont enchaînées les unes aux autres et font leur ronde juste devant le quai. Les enfants bruns, sautent au milieu du cercle en poussant de grands cris. Notre voilier est un peu en retrait dans le milieu de la baie, face à la plage. L'alizé qui s'installe froisse la surface de l'eau. Le chant du vent est régulier. Le hamac me berce d'un bord à l'autre dans un mouvement que l'inertie du bateau contrarie. C'est assez étrange comme sensation. Pour qui souffre d'insomnie, c'est à mon avis un remède incomparable. Je bénéficie du soleil et de l'air frais. Tous les deux me caressent délicatement. J'écoute les bruits du village, les ânes, les coqs, les enfants... il y a des cris, des rires, et des rares voitures. La température est idéale, je laisse simplement venir à moi la vie molle du village, lendemain de fête...

Quand je suis ainsi paresseusement étalée dans le hamac, j'ai du mal d'imaginer certaines histoires qui courent à travers l'île concernant les requins. Ils sont plus nombreux qu'on croit ; ils attaquent rarement l'homme, mais ça arrive si le sang les attire dans le secteur. Il y a deux mois, un allemand qui barbotait autour de son bateau s'est fait dévorer tout cru là où nous sommes. Un voisin débitait un thon juste à côté de lui, directement dans le mouillage... Ils n'ont même pas vu arriver le requin. Il paraît qu'il arrive subrepticement en eau profonde. Comme ici les fonds sont troubles à cause du sable tout le temps brassé avec l'eau.... Personne n'a vu venir le drame.

A 20 kilomètres d'ici, la ville de Santa Maria est organisée en immense complexe touristique. Les requins n'ont pas le droit d'y zoner. L'escale requin est uniquement à Palmeira. A Santa Maria, il y a une trentaine d'années c'était encore le havre des tortues qui ont bien vite disparu des plages bouleversées par le tourisme. Il y a d'immenses plages de sable doré, et le site est organisé pour le bien être des clients qui paient cher le luxe qu'on leur propose. Je n'aime pas Santa Maria qui bénéficie pourtant d'un fabuleux bord de mer. On y rencontre des flâneurs venus d'Europe qui s'offrent ainsi une page de vie dorée. Les femmes étalent négligemment leurs bijoux et les hommes se donnent des airs décontractés. Une allée pavée faite pour les escarpins des si jolies dames, permet de longer la plage sur des kilomètres... C'est aseptisé, lumineux, rassurant et parfaitement artificiel. Dans les complexes hôteliers tout est prévu pour simplifier la vie des résidents et leur éviter de fastueuses recherches en ville. Location de voiture, taxis, boutiques, équipements sportifs... La route qui vient du village est une véritable frontière entre deux mondes qui ne doivent surtout pas se rencontrer. Le pays et les touristes.

Je suis soulagée lorsque je reviens à Palmeira. Pourtant à Palmeira, le sable est plutôt noir. La baie n'est pas très bien abritée et la mer toujours opaque. Le village est pauvre mais il n'y a pas de misère. Le quai des pêcheurs est souvent puant mais si joyeux. Les gamins nous courent dans les jambes.. Laurent aussi y est heureux. Si nous nous y sentons si bien c'est que probablement il est à notre mesure.

En fin d'après midi, je suis allée seule flâner dans le village. J'ai rencontré des groupes d'enfants avec ou sans adultes, habillés comme pour un mariage. Les fillettes portaient des robes en mousseline et dentelles, elles étaient belles comme des poupées anciennes. Les garçons portaient des costumes sombres avec quelquefois un noeud papillon... si si, même les tous petits de 8 / 10 ans. Je me suis donc glissée dans cette foule. Une petite fille d'environ 6 ans est venu me prendre la main. Je me suis laissée guider. De temps en temps, elle levait les yeux vers moi, on échangeait un sourire. On disait bonjour à tout le monde et tout le monde répondait. A l'écart du village on est arrivé devant un grand hangar peint en bleu. La foule y était très dense. La petite a lâché ma main et s'est faufilé à l'intérieur. J'ai trouvé que c'était impraticable et le raffut qui sortait des portes était monstrueux. J'ai donc contourné les deux grandes entrées, et j'ai trouvé sur les côtés des tas de fenêtres ouvertes qui donnaient directement dans la salle. Je me suis approchée... La salle était pleine de mômes. Il y avait deux animateurs adultes qui passaient des cd de musique locale. Et les enfants dansaient, et les enfants chantaient, scandaient en frappant avec les pieds ou avec les mains... Tous les enfants chantaient avec le disque, tous les enfants dansaient. Il y avait plus d'une centaine d'enfants. Les plus jeunes avaient moins d'un an et dansaient eux aussi portés par le grand frère ou la grande soeur. Ils étaient beaux ces petits, tout endimanchés. Ils enchaînaient une danse après l'autre, chacun pour soi ou en couples. Les plus grands d'à peine 12 ans dansaient avec un incroyable sérieux, quelques uns avaient à la bouche une vraie cigarette qu'il n'allumait pas. Des petites gueules de frimeurs magnifiques. Ils buvaient du coca et mangeaient des gâteaux, mais ne s'arrêtaient jamais de danser. De temps en temps, une boîte passait à travers la fenêtre, ou une épluchure de banane... J'esquivais mais je ne pouvais pas me décrocher de là. Les canettes vides, les papiers de bonbons et détritus en tous genre volaient par les fenêtres et s'entassaient autour du bâtiment. Cela avait indiscutablement des allures de dépotoir municipal. Mais à l'intérieur, Les gamins en habit du dimanche faisait une fête terrible. Les adultes qui accompagnaient ou recherchaient les petits attendaient dehors...

Au retour j'ai croisé un ami, Sylvain (26 ans). Je l'appelle "l'homme de la forêt". Ca lui plaît beaucoup. On a marché un moment ensemble et on s'est assis sur les cailloux pour papoter. Il m'a expliqué la fête des enfants. C'est toujours comme ça ici. Quelle que soit la fête. La nuit à partir de 10 heures, toute la nuit, les "granas" (les grands) boivent et dansent. La journées, c'est pour les petits. Il m'a parlé de sa famille à Mindel, de son boulot sur les bateaux charters. Je lui ai parlé de mes garçons qui ont son âge...
Il réfléchit et m'interroge.
- Où tu étais, toi et ton mari pour la fête de l'année ?
- Ici, avec des copains de bateau... Mais toi, je ne t'ai pas vu ?
- Non, moi je voulus à Santa Maria.
Il se prend la tête dans les mains.
- C'était affreux, il y avait que des blancs, des blancs partout; j'étais tout seul, pas une fille pour moi, personne pour boire un coup. Pas de noir, rien que des blancs. J'ai resté sur la plage. Il n'y avait que des blancs, que des blancs, des Italiens, plein d'Italiens. C'était affreux.
- C'est pas bien les blancs. Tu n'aimes pas les blancs ?-
- Si, mais on ne peut pas faire la fête avec les blancs. Ils ne savent pas.
- Ils ne savent pas faire la fête ?
- Non, ils ne savent pas boire, ils ne savent pas danser. C'est bien pour le travail, parce que les touristes fait le travail. Mais ce n'est pas bien pour la fête. Pour la vie, il ne faut pas.
- Les blancs, ce n'est pas bien pour la vie, je ne comprends pas.
- Non pas bien les blancs pour la vie, la vie, c'est la fête...
Comme il finissait sa phrase deux pêcheurs que je connaissais sont arrivés près de nous. Ils m'ont souhaité la bonne année. Un à la guitare, l'autre à l'harmonica. Ils m'ont offert un petit récital qui m'a bouleversée. Ils vont comme ça à travers le village et offre l'aubade autour d'eux. Il leur arrive de frapper à la porte d'une maison pour faire sortir les gens...

Ici, la vie c'est la fête.
C'est exactement ce qu'on ressent quand on voit vivre les gens du village. Dès le vendredi soir, les rues s'animent. Chants, rires, à tous les coins de rue. Le village change de peau. Le samedi matin, un nombre incroyable de canettes vides encombrent la moindre ruelle. Elles sont ramassées dans la journée, mais tôt le matin, les abords des maisons ont des allures de décharge municipale. Autour des bars c'est incroyable. Les hommes qu'on croise ont les yeux rouges, exorbités et les cheveux à la verticale. Ils sont encore à moitié dans le coma éthylique. Je crois que les jeunes gens paient un lourd tribu à l'alcool.

Ces gens ne sont pas riches. Ils n'ont pas l'eau courante, ils n'ont aucun confort dit moderne (peu de télés, pas de machines à laver, voitures en ruines ou pas de voiture du tout, pas de téléphones (ni fixes, ni portables). Mais ils vivent plutôt bien. Ils ont des vélos, des brouettes, des femmes qui portent des charges impressionnantes sur leur tête, de la volaille et du poisson en guise de viande. Ils sont bien nourris. Ils sont propres, ils sont bien habillés. Il n'y a pas de mendiants, aucun nécessiteux d'aucune sorte. Ils vivent simplement avec ce qu'ils ont. A cause de l'influence des touristes qui prennent de plus en plus de place, à cause de l'alcool et du haschich que les jeunes consomment sans modération, Je n'arrive pas à imaginer comment va évoluer cette île.

Une petite note touristique pour finir. Il y a quelques jours, nous avons loué un taxi qui nous a conduits à la saline... Mais pas n'importe quel taxi. Nous avons mobilisé un taxi collectif pour nous deux. Ici les taxis collectifs sont des "pick-up" transformés en char à bancs. 10 à 12 personnes s'y entassent pour aller à Espargos, la ville la plus proche et aussi l'aéroport. Le taxi nous à emmenés à Pedra de Lume et il nous a recherchés en fin d'après midi. Nous avons fait les 30 kilomètres de route à travers ce désert de roches qu'est l'île de Sal, secoués comme des pruniers, la tête en prise direct avec le vent. Une course très vivifiante et rigolote. Ensuite, nous avons largement eu le temps d'explorer le site. La saline est un immense cratère légèrement en dessous du niveau de la mer d'environ un demi kilomètre carré à un kilomètre de la baie. L'évaporation naturelle de l'eau laisse de magnifiques dépôts de sel. Vers 1850 la saline a été exploitée et le sel exporté en particulier vers le Brésil. Aujourd'hui l'activité est très réduite et ne concerne que la consommation locale. Mais c'est un endroit vraiment extraordinaire. Les bassins étalent leurs cristaux blancs irisés de rose et de mauve. Les fonds du volcan sont couverts de dentelles étincelantes. On accède à ce cratère par un tunnel qui débouche sur une vaste étendue blanche et brillante qui se fond dans le bleu de la mer. C'est comme des tapis de neige qui s'étaleraient là par inadvertance. Quelle merveille. Les ruines des anciens équipements de l'exploitation donnent un air surréaliste à cette descente hors du temps, hors du monde.


Mercredi 3 janvier 2002

L'alizé se manifeste régulièrement. Nous avons décidé de quitter Palmeira pour Sao VIncente. Nous avons eu beaucoup d'échos de Mindelo et nous avons envie d'y aller jeter un oeil avant de quitter le Cap Vert. Dès que nous avons quitté la baie nous sommes pris dans une houle infernale. La fameuse mer croisée que je crains le plus. Les vagues sont exceptionnellement courtes, 4 à 5 mètres, fréquences tous les 8 secondes. Laurent n'a déroulé que le foc. On file 6 à 6,5 noeuds au largue. Ce serait une allure pépère si ce n'était cette maudite houle.

J'ai du mal à quitter Palmeira. Après une semaine ici, j'avais établi des liens, organisé mes repères... A tout le monde j'ai dit "a demain". Je ne voulais pas admettre que Sal allait s'arrêter. C'est toujours comme ça quand on quitte un lieu attachant. Il faut s'arracher. C'est douloureux. Mais en même temps, j'ai envie d'autre chose et je vois s'éloigner les rochers noirs avec une sorte de fébrilité.
Le ciel est chargé de lourds nuages et le soleil est hésitant. On n'a guère chaud à bord. Le vent 20 à 25 noeuds nous pousse sur les vagues mais le voilier fait de drôles d'embardées. Nous nous relayons toutes les 3 heures pour la nuit... Il pleut des poissons volants sur le pont que je remets scrupuleusement à l'eau.

Nous arrivons à Mindelo à 9 heures ce matin. Nous avons mis 18 heures pour faire 120 miles. C'est pas si mal. Le mouillage est sympa. Mais l'alizé souffle ici par raffales très violentes qui nous ont surpris. C'est l'effet d'entonnoir des roches qui nous entourent qui provoque ça je suppose. On a mis 60 mètres de chaîne. J'espère qu'on dormira tranquille. Le mouillage est vaste, on peut tourner autour de nos ancre.

Notre première approche de la ville n'est pas enthousiaste. Il n'y a rien de génial ici. La ville nous paraît ordinaire, quelques maisons de type colonial qui sont vraiment jolies, il y a des magasins, des boutiques... Lorsqu'on débarque sur la plage avec l'annexe on se fait harponner par un mec qui nous impose quasiment de lui confier notre zodiac... On accepte, on sait que sinon il sera volé. Quand on revient, le zodiac est toujours là, mais personne ne le garde... On est revenu au bateau quelque peu indécis; On verra ça demain... Le mec demain nous demandera-t-il de lui payer une surveillance qu'il n'a pas faite ? On doit retourner à terre pour acheter des légumes et du pain.

Après demain on doit traverser vers les Antilles. Nous nous assurerons toutefois que la fenêtre météo est acceptable avant de nous lancer. La traversée doit durer une vingtaine de jours, jusqu'au prochain coucou-net.

PENSEE PROFONDE DE SYLVAIN pour le COUCOU-NET

C'est dur, c'est très dur de vivre. Je suis fatigué de vivre. La fête c'est épuisant.