1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20   

27°45 N 60°02 W

Il y cinq jours que nous sommes en mer.
Samedi matin neuf heures, la corne de brume chantait notre départ de Saint Martin en compagnie de STENELLA, le voilier de Serge, modèle "Voyage 12,50 " de Jeanneau. Lune de Miel et Stenella comme deux frères sur la mer.
Adieu doux pays créole ... !
Nous quittons les Antilles et je m'aperçois que lorsque je m'informais sur ce voyage, je ne pensais qu'à y aller. En aucun cas je ne me suis souciée de la manière dont se déroulerait le retour. Je devais penser inconsciemment que le voyage ayant été mené dans un sens, nous serions assez "navigateurs" pour envisager notre retour comme en terrain connu. Un peu comme en voiture lorsqu'on part pour un long et difficile trajet. Le retour en principe nous rassure. Il suffit de repasser sur ses traces. Quelle erreur ! En mer, ça ne marche pas comme ça. On ne sait jamais rien d'une navigation avant d'être arrivé . Pour la traversée qui nous attend, le gros souci c'est de prévoir assez de carburant, car paraît-il, on passera des zones sans vent qui peuvent durer, durer, durer.... Les voiliers qui sont en attente de départ alignent leurs impressionnantes réserves de carburant le long des filières. Des rangées de bidons jaunes et oranges, soigneusement sanglés. Le retour nous est promis prodigieusement pénible et long.
Pas réjouissant du tout !
Jusqu'à, il n'y a pas si longtemps, les Açores pour moi, c'était un espace dans le ciel, où s'affrontaient des hautes pressions et puis des basses pressions, et puis des couloirs et des courbes de vent, enfin des images pas très nettes en forme de nuages. Des trucs de météo très confus. Je n'imaginais même pas la mer en dessous. Les Açores, c'était le nom d'un effet plutôt abstrait, l'anticyclone ; j'y comprenais pas grand chose, sauf que ce phénomène d'anticyclone conditionnait notre météo locale. Je trouvais les images bien compliquées. C'était des images d'un ciel torturé. Et maintenant je me rends compte que là dessous y'a de la mer, et même de la terre, des îles habitées et que nous avons prévu d'y faire escale ; (a me trouble énormément et je suis curieuse de découvrir ce pays et de vivre en prise directe avec son anticyclone plus ou moins fantaisiste. Mais ce n'est pas encore l'heure.
Parlons plutôt de navigation. Il y a des milles et des milles à avaler. Faut pas mollir ! Pour le moment, nous faisons route depuis samedi onze mai vers les Açores, avec comme toujours notre encombrant paquetage d'incertitudes, mer, vent, météo, rencontres ? Dès le départ, nous devons affronter une navigation au prés serré de plusieurs heures pour contourner l'île d'Anguilla par l'Est, c'est à dire la côte au vent. Elle est fichtrement longue cette île et nous tirons au moins trois bords chahutés pour nous en libérer. Les claquements sourds des lames profondes nous promettent de l'agitation. Après Anguilla on se cale vers le Nord, direction les Bermudes, et nous adoptons un bord de "près bon plein". Ce changement de cap serait idéal, s'il n'y avait pas cette maudite houle qui nous frappe de tout son coeur par le travers. C'est une navigation fatigante mais les milles défilent au Gps à une allure prodigieuse. Le spido se maintient à sept noeuds et demi, plus de huit quelquefois. Laissons nous griser par cette
sensation de glisser sur la houle. Pour la nuit, Laurent et Serge se concertent. Ils décident ensemble de réduire les voiles. Laurent prend un ris dans la grand voile, roule un peu de foc. Notre vitesse chute aussi sec. On tombe à six noeuds. Mais la navigation est plus confortable. Nous confions la surveillance au radar, nous passons une bonne nuit. On ne fait pas de quart. Toutefois, on se réveille régulièrement, tous les sens en alerte, le chant des vagues, le chant du vent, le chant de l'eau sous la coque, le chant des voiles. Toute modification de ces chants multiples, toute modification de notre mouvement sur l'eau, nous jette en bas de notre couchette, comme un seul matelot. C'est notre première nuit de navigation, nous ne sommes guère tranquilles. Un oeil au radar qui se fait si discret. Il n'est pas en panne au moins ! Laurent t'as pas oublié l'alarme ? Un oeil attentif dehors. tout va bien. On se recouche rassuré pour quelques heures.
Les conditions sont excellentes.
Au matin nous avons perdu Stenella de vue. On devait se maintenir à environ deux milles l'un de l'autre. Le radar ne nous a pas signalé que notre compagnon de route franchissait le seuil limite d'écart. Nous supposons que la gîte de Lune de Miel et la forte houle doivent provoquer des zones d'ombre dans le balayage de notre radar. Il ne lit pas la mer à tribord. Zut alors ! Si j'avais su, je ne me serais pas rendormie de si bon coeur au milieu de la nuit.
Au matin, nous retrouvons Serge grâce à la VHF. Ouf ! C'eut été bien bête de nous semer mutuellement dès la première nuit. Peu à peu, la houle s'aplatit et le vent se maintient de plus en plus idéal. On file toujours vers le nord. Nous établissons le contact avec nos amis Canadiens, les radioamateurs du "Réseau du Capitaine", pour les infos météo chaque jour. Je vous en ai beaucoup parlé depuis quelques mois. Vous devez les reconnaître. Ils sont toujours là, toujours fidèles, disponibles, et tellement réjouissants.
Lorsque je les retrouve, si dévoués, si gais, si complices, je pense aux trois mousquetaires. Ils en ont l'étoffe et les qualités. Comme les "vrais" de Dumas, nos trois mousquetaires météo, ils sont quatre. Génial non !
Il y a André, le Porthos efficace, très professionnel. C'est le mec sur lequel on peut compter en toutes circonstances. Il y a Pierre, c'est notre Aramis, l'intellectuel discret mais toujours présent. Il y a Athos, Jean Guy, le vrai pote, un peu canaille, irrésistible. Et puis il y a Michel, le Français du terroir. C'est notre D'Artagnan. Quelle fine équipe ! Que nous sommes bien chanceux de faire notre traversée en si formidable compagnie !
Grâce à cette assistance météo incomparable nous ajustons notre route chaque jour. Laurent et Serge espèrent se faufiler au nord de l'anticyclone et garder un vent favorable, aussi peu que ce soit ! Quant à moi mon seul voeu c'est qu'on ne croise pas une tempête...
A partir de lundi on gîte toujours sérieusement mais la mer est sage et la navigation est vraiment stable. On subit une petite houle de marin d'eau douce d'environ deux mètres juste pour qu'on n'oublie pas qu'on est en mer. Ses ondulations ralenties brillent sous le soleil comme des poissons d'argent. Ce qui fait saliver Laurent et lui inspire de bonnes images. Il passe un temps fou à mouiller sa ligne. Nous ne sommes pas riches à bord en produits frais. Il compte bien faire une cure de poissons. La seule ombre à ce tableau idyllique c'est que le mal de mer me frappe l'estomac depuis notre départ. J'avale chaque matin un demi nautamine qui me maintient à peu près mais les effets ne sont pas durables et je ne peux pas rester dans le carré plus de quelques minutes, ou alors il faut que je me couche. Autrement dit, depuis notre départ, c'est Laurent qui se coltine toutes les corvées de repas, de vaisselles en plus de ses responsabilités de navigateur... Quel homme ! Remarquez, je ne lui complique guère la vie, je me nourris uniquement de soupes et de thé... Quant à ce que lui, il mange, je n'en n'ai pas la moindre idée.
Du poissons pour le moment y'en n'a pas en ligne.
Qui parle de tableau idyllique en ce merveilleux lundi matin plein de soleil ? En me levant laborieusement vers sept heures, déjà nauséeuse, je jette machinalement un oeil à travers les lattes du plancher. A force de le jeter cet oeil, je vais finir par y perdre la vue ! Il y a un endroit sous la table à cartes très aéré, une vraie lucarne dans les fonds. C'est un réflexe depuis notre aventure de Carthagène, regard bref mais systématique dans cette lucarne quand je me lève. Et alors, effet mal de mer, effet mauvais réveil, effet je ne sais pas quoi. J'ai peur d'y croire. J'aperçois sous le plancher une lueur métallique, mouvante.. Ma parole on dirait de l'eau. Y'a une mare là dessous.
- Laurent viens vite, y'a plein d'eau dans les fonds....
On se met à la cape, c'est à dire qu'on vire de bord en gardant le foc sur la même amure. Il se met à contre. Il se gonfle du mauvais côté, guère élégant ce foc contrarié. C'est ce qu'on veut. Il n'a plus d'effet propulsif. Lune de Miel se stabilise et dérive lentement à plat sur la mer. Comme l'eau est stockée à bâbord, la position horizontale va évacuer l'eau vers le milieu du carré, vers la pompe de cale et le puisard. Nous avisons Serge par VHF de ce contretemps. Toujours courtois, notre compagnon de route, immobilise Stenella à un mille devant nous. Des fois qu'on aurait besoin d'aide. Vraiment préoccupante cette affaire là. Le puisard ne va pas assez vite, on écope pour gagner du temps. Au bout d'une heure nous décidons de repartir, la gîte nous permettra d'écoper ce qui reste. Nous avons vidé par dessus bord une dizaine de seaux. Nous arrivons à assécher correctement les fonds. Nous suspectons une entrée d'eau par un trou douteux au niveau des toilettes ; Laurent colmate et on repart à fond de train.
Cette affaire d'écopage aggrave mon mal au coeur. Avec en plus l'angoisse de pas savoir vraiment d'où on prend l'eau et si ça va s'arrêter là. En plus je suis tout le temps gelée. Je reste emmitouflée toute la journée, malgré le soleil. Laurent, parfaitement amariné, le veinard, profite au maximum de cette météo clémente. Il a adopté sa tenue estivale. Entendez par là qu'il a largué tous ses vêtements. Cette tenue lui va vraiment bien. Sa ligne s'est affinée. Plus une once de graisse sous sa peau ombrée. Ses longues cuisses sont fines et musclées. Quelle liberté, quelle élégance ! Je me sens vraiment minable à grelotter comme ça sous mes petites laines.
Je ne me sens pas complètement mal, mais la mer a vraiment perdu de sa magie. Où est passé le bel enthousiasme qui m'habitait en janvier dernier ? Quand j'étais jeune et naïve et que l'aventure pour moi, c'était d'arriver aux Antilles !
Dans l'après midi Serge appelle Laurent.
- Je viens d'attraper une superbe daurade. Elle est trop grosse pour moi tout seul. Je la partage avec vous ?
- Oui, volontiers mais comment tu fais pour nous la passer ?
- Je passe devant vous, j'attache le poisson sur un fil de traîne et toi, tu la récupères dans l'eau...
Une daurade toute fraîche, voilà qui m'inspire une envie de repas convenable. J'adore la daurade. Seulement va falloir que je la gagne malgré mes hauts le coeur et mon vertige et mes frissons. La manoeuvre me paraît affreusement compliquée.
N'y pensons pas.
Serge avance vers nous et nous dépasse. Il traîne la fameuse ligne à "demi-daurade". Je m'installe au bord de notre voilier calée entre les haubans. J'imagine que l'épuisette me permettra de récupérer le poisson dans l'eau, un peu comme avec une écumoire. Tu parles.... Quelques manoeuvres hasardeuses et maladroites. Je suis plus préoccupée par mon estomac qui se tord et ma vue qui se brouille. Laurent maintient le bateau à l'écart de Stenella.
Heureusement que Serge est plus malin que moi.
- Tu n'y arriveras pas comme ça. Sers toi de la gaffe pour ramener le fil à bord. Ensuite tu tires et le poisson remonte avec le fil. Tu coupes le fil et je rembobine ; facile !
Nouvelles tentatives avec la gaffe. Sauf que je ne vois pas le fil de pêche de Serge et quand je le vois, je le vois en double ou en triple. Je ne suis vraiment pas au mieux de ma forme. Je m'y reprends à plusieurs fois. La mer de ses mains multiples jouent avec le fil et je le perds contre la coque, dans l'écroulement des vagues. Lune de Miel avance et je trouve qu'on est trop près du cul de Stenella. On laisse filer pendant que je me ressaisis. La ligne passe sous notre étrave. D'un coup, elle réapparaît. Elle est à la portée de la gaffe. L'exercice alors devient vraiment simple. C'est un vrai plaisir de tirer gentiment sur ce fil pour remonter le magnifique morceau de daurade que nous offre Serge. Je crois bien que j'ai faim d'un coup.
- Merci Serge, c'est génial.
Nous venons d'inaugurer une technique de pêche à la gaffe que je trouve nettement plus sympa que la traîne habituelle. L'outil essentiel, c'est la banale gaffe plastique au bout arrondi, équipement de base, sans danger, de n'importe quel navire. Idéal à manipuler. C'est un outil léger quoique un peu encombrant. Il faut pouvoir disposer aussi un d'un copain sympa à portée d'étrave, pêcheur chanceux ou pêcheur doué, ou les deux à la fois. Il faut surtout que ce soit un pêcheur généreux. Il sera le bateau pilote. Si le bateau pilote n'est pas un as de la pêche, on peut très bien imaginer qu'il parte avec un stock de poissons déjà cueillis, disponibles sur le pont. Pour le gaffeur installé sur le bateau de récupération, c'est un exercice gratifiant et qui promet de savoureuses préparations. C'est d'autant plus agréable, que le thon bien gras, l'élégante daurade ou le long espadon monte à bord déjà occis. Il n'y a pas à subir la lutte âpre qu'il nous inflige pour assurer sa survie, au risque de nous foutre à l'eau ou de nous blesser. Il n'y a pas à subir le traumatisme de sa lente agonie.
Le morceau de daurade ainsi gaffé nous a fait trois repas, cuisinés délicatement par Laurent.. Je suis toujours interdite de carré. Mais mon mal de mer vient d'être anesthésié par cette fine cuisine.
Le lendemain où en est le plancher ? Il y a nettement moins d'eau, mais ça bouge toujours là dessous. Nouvelle observation des fonds. On démonte les cloisons du carré, on tâte les lisses et les parois alu accessibles. Une partie de l'eau a rempli des lisses, les zones d'écoulement sont bouchées. Elles ne se vident pas spontanément dans les fonds. Toutes les lisses au dessus de la table à carte, derrière le tableau électrique, sont pleines de flotte. Laurent entreprend d'assécher tout ça. Quant à moi, je me cale dehors dans le cockpit, je suis toujours une adepte de la position anti mal de mer, pour nettoyer et sécher les conserves qui commencent à rouiller. Au moins, nous savons que l'entrée d'eau est au dessus de la flottaison. C'est la gîte qui a provoqué cette inondation. Laurent resserre quelques vis un peu molles autour des hublots du carré. J'espère bien que l'eau n'entre pas par les hublots. J'ai refait tous les joints au moment du carénage et ça me vexerait vraiment que mon boulot si soigné soit déficient. Finalement il installe un petit tuyau dans la lisse supérieure qui se remplit d'eau et siphonne dans un seau qu'on vide toute les heures. Dans mon doux pays des Vosges, on appelle ça un seau hygiénique.
Cette technique nous permet de vider l'eau qui stagne mais on ne sait toujours pas où se situe l'entrée d'eau. Vivement qu'on arrête de gîter, vivement que les vagues arrêtent de passer par dessus bord.

27°06 N, 58°09 W

Le vent est tombé et depuis cet après midi le moteur ronronne. Il n'y a plus de risées pour frisotter la mer. Elle s'étale en dunes amples et reposantes. On navigue à plat, au calme. Je me sens mieux et nous attendons tranquillement que revienne le vent. Depuis notre départ de samedi nous avons couru une moyenne de cent quarante milles par vingt-quatre heures. C'est vraiment excellent mais hélas, pas durable. Nous avons décidé de faire route vers le nord pour contourner l'anticyclone à la recherche de vents à peu près constants. Nous traçons sur la mer une belle boucle en direction de l'île de Faïal, port d'Horta, aux Açores. Notre réserve de gas oïl est de troid cents litres, faut pas que le vent nous lâche trop longtemps.

29°32 N. 55°52 W

Nous faisons maintenant route au grand largue. C'est merveilleusement confortable. On ne gîte presque plus, donc il n'y a plus d'infiltrations d'eau de mer. Si ça pouvait durer jusqu'à Horta ! Les heures coulent extraordinairement tranquilles. Je passe un temps fou à lire, une véritable orgie. C'est peut-être ce qui explique que c'est tellement long de me débarrasser du mal de mer. Je m'arrête de lire parce que je me sens mal. Et dès que ça va mieux, je replonge dans mon vice. Telle une alcoolique, à peine cuvée ma dernière cuite je me précipite d'un pas encore chancelant vers le premier bar venu.
Quand je vous parle de vice...
Nous avons croisé deux voiliers, très loin sur l'horizon. Deux fantômes clairs qui ne répondent pas à la VHF.
Cette nuit vers deux heures du matin, nous sommes alertés par le radar. Un énorme bâtiment qui nous rattrape par l'arrière. Il est à cinq milles. En cinq minutes il s'est rapproché d'un mille. Laurent appelle par radio, canal 16 qui est le canal de veille obligée pour les navires en navigation. Appel, appel, appel, la radio reste muette.
On réveille Serge qui est à deux milles sur tribord pour envisager avec lui la conduite à tenir. Le silence est total. Serge ne répond pas non plus. Zut alors, qu'est ce qu'ils ont tous à nous ignorer. D'un coup la modulation familière de notre compagnon traverse le carré.
- Laurent, Laurent, c'est toi qui essaie d'appeler.
Laurent revient sur la fréquence, il insiste. Et Serge répond qu'il n'entend rien. On réfléchit un moment avant de comprendre. Laurent s'assure qu'il parle dans le bon micro. Mais ce n'est pas ça le problème ; c'est ma spécialité à moi de me tromper entre les deux micros et d'émettre sur une BLU éteinte pour quelqu'un qui m'écoute en VHF. En fait de panne de micro, c'est le radar qui parasite l'émission radio. Il faudra donc désormais mettre le radar en veille pendant qu'on émet en VHF ou utiliser l'émetteur portable qui a le défaut non négligeable d'être à portée très réduite.
Lorsque le contact est possible, le cauchemar du cargo muet qui nous fonce dessus se transforme en heureux moment. C'est un méthanier qui vient du Texas et se dirige en ligne directe vers la Méditerranée, destination l'Algérie. Echanges très sympas entre un gros scarabée des mers et les puces que nous sommes. Le capitaine parle très bien français, il est heureux de communiquer. Quand on lui dit qu'il nous faut encore au moins quinze jours pour atteindre les Açores, il compatit. Il nous propose de nous remorquer jusqu'à Gibraltar. Cet engin fonce à plus de vingt noeuds. A cette vitesse "Lune de Miel" se transformerait en planeur...
Laurent précise que nous sommes deux voiliers à faire route ensemble et que notre compagnon Stenella, navigue en solitaire.
- Vous faites une course ?
- Non, on voyage ensemble , et le but du jeu c'est de ne pas se perdre.
- Vous voyagez tous les deux en solitaire.
- Oui on est tous les deux en solitaire....
Je ne réagis pas à cette étrange déclaration de Laurent. Que faut-il en déduire ? Je n'y pense pas longtemps. Je m'endors en pensant au méthanier. Je rêve d'un fabuleux cargo qui nous tracte à toute allure. Pendant cette nuit magique, Lune de Miel vole vers les Açores. On frôle les étoiles. Il n'y a pas d'eau qui rentre par les fonds, il n'y a pas de houle. Je n'ai pas le mal de mer. Il ne nous manque que les ailes.
Laurent joue toujours à la pêche. Mais pour le moment, il est toujours perdant. Serge n'est guère plus heureux. Malheureux à la pêche, heureux en quoi ? Des navigateurs avertis nous avaient prévenus que dans ces eaux là on ne trouve que des poissons pélagiques fort rares, peu enclins à croquer des leurres en plastique. Autrement dit, que dalle à manger. Pourtant je voudrais bien que Laurent en chope un de ces mystérieux pélagiques. C'est joli ce nom. Pélagique, est-ce que ça vient de pelage ? Mince alors, des poissons velus, ça je n'en n'avais jamais entendu parler. Serait-ce le poisson chat qui porte une fourrure par exemple ? En Méditerranée nous avons le loup. C'est un délicieux poisson à la chair fondante. Celui là je le connais bien, je peux vous garantir qu'il n'a pas de poils. Est-ce un poisson pélagique ?
C'est pénible ces gens qui parlent de domaines chers à eux. Ils maîtrisent et ils utilisent des termes que je ne comprends pas et des fois ils ne sont même pas dans le dictionnaire ces mots de spécialistes. Bon, pour pélagique, je ne sais pas, je n'ai pas eu le temps de chercher. Donc de ces gens au langage sibyllin, j'en connais plein dans le milieu marin, et même y'en a, ils ne se contentent pas de parler ainsi, en plus ils écrivent pareil...
Revenons à la vie du bord. Comment ça se passe une journée de navigation ?
Actuellement nous nous réveillons un peu avant sept heures pour notre contact radio de chaque jour. Nous sommes en liaison directe avec nos amis Canadien et Michel le Français. Délicieux moment de complicité, d'amitié pure et d'infos météo.
Sept heure et demi bilan VHF avec Serge. Il a écouté lui aussi les radioamateurs. Option de routes, allure, lui et Laurent définissent le programme navigation de la journée en fonction des infos reçues.
Après le petit déjeuner, la matinée passe à toute allure; toilette dans le cockpit sous le soleil, lecture, rêverie, papotage avec Laurent. On pourrait croire que ces longs moments isolement au milieu de la mer provoque une sorte de remise en question personnelle. C'est le moment idéal pour se repositionner dans sa propre vie ; prendre le temps de s'analyser, de repenser l'avenir. Mais je ne suis pas de cette sorte de tête. Je suis en paix avec moi-même. Je vis au jour le jour. Je me contente d'être purement contemplative. C'est le vide absolu dans ma cervelle. Je suis à l'affût des ombres qui se meuvent à fleur d'eau. Je ne veux rien louper des rencontres maritimes. Cette observation passive suffit à m'occuper l'esprit. Mon bonheur c'est d'avoir un livre sous la main. Ainsi je peux alterner lecture et vision de mer. Laurent souvent s'installe avec moi dans le cockpit. Il s'assied le dos appuyé contre la cloison du carré. Il navigue dans le sens contraire de la marche. Cela lui permet une vue imprenable vers le large. Je ne peux pas rester ainsi. Pour me sentir bien je dois voir l'avant du voilier dès que je lève la tête. Ainsi, nous avons dehors, chacun nos espaces de prédilection. Mais Laurent passe un temps fou dans le carré. Il découvre les multiples fonctions de son pilote automatique "inboard". Cet appareil est une merveille dont il ne se lasse pas. Les fonctions ne sont pas aussi dociles que prévues.
Dans la matinée, quelquefois je savonne quelques sous vêtements qui sèchent vite sur les filières. Il y a aussi un peu d'entretien du navire, aération des matelas, des cabines, ménage restreint mais régulier.
Je suis aussi chargée de matérialiser notre position sur la carte chaque matin. J'aime bien ce travail. Je me rends compte du chemin parcouru ; Sur la carte l'espace est borné par le point de départ et le point d'arrivée. Je nous situe précisément. Nous ne sommes plus posés n'importe où au milieu de l'océan ; c'est un des moments que je préfère. Nous avons besoin de voir le chemin parcouru, nous avons besoin d'évaluer ce qui reste à faire.
Vers midi, c'est le moment repas. Souvent Laurent boit une bière en apéritif. Ensuite, relecture, sieste, flânerie en mer. Laurent bidouille toujours, fil à pêche, dessalinisateur, pilote, cartes météo via le décamétrique qu'il interprète avec les infos reçues le matin en phonie. Il a toujours quelque chose en train...
Dans l'après-midi, nouveau contact radio avec Michel. Il assure ainsi notre suivi. C'est notre relais avec la terre. C'est notre ange gardien en quelque sorte. D'autres radioamateurs se greffent sur cette liaison. C'est ainsi que nous retrouvons l'équipe de Tours à travers Pierre, dont les antennes crèvent le ciel de La Croix en Touraine. On discute avec les copains. Le temps passe à toute vitesse.
Dix sept heures, je m'octroie un petit quart d'heure d'assouplissements. C'est assez folklorique cette gym compte tenu de la houle, de la gîte et du tangage. Mais ça me fait réellement du bien. Je fais surtout des étirements pour mon dos. Il y a beaucoup d'endroits à bord pour favoriser ce genre d'exercices. Mon dos se porte super bien.
C'est presque la nuit qui tombe. Laurent s'offre un pastis et trinque avec Serge par radio. Maintenant que je mange, je cuisine et c'est un vrai plaisir de réfléchir à notre repas du soir.
Nous prenons tous nos repas dehors. Les assiettes sur les genoux, les plats calés comme on peut pour éviter de renverser les aliments sur nos pieds. Ce n'est guère commode, mais je ne peux pas manger dans le carré. Laurent pourrait s'installer confortablement à l'intérieur lui, il serait à table, il se calerait dans la banquette et son assiette et son verre serait stables. Mais c'est tellement plus sympa de partager l'un près de l'autre, le joyeux moment du repas.
Vers vingt heures on organise notre nuit après le briefing du soir avec Serge. On choisit en général de réduire un peu la voilure pour dormir tranquille. Le radar fait la veille à notre place. On se met d'accord sur le cap, il faut que les deux navires restent en harmonie de navigation, assez proches mais pas trop tout de même. Il ne s'agit pas que l'un rentre dans l'autre par inadvertance pendant qu'on dort tous comme des bienheureux.
J'aime bien quand Laurent et Serge communiquent par radio pour se mettre d'accord sur les options de route. Ils sont vraiment rigolos à écouter. Ils parlent du meilleur cap à prendre, meilleur rapport vitesse-direction. Il peut s'agir du cap compas, cap magnétique ou du cap vrai, notre route sur la carte. Souvent ils ne parlent pas du même. Il faut ensuite qu'ils s'ajustent en tenant compte de la déclinaison magnétique et des erreurs dues aux influences parasites, qui ne sont pas les mêmes sur les deux navires. S'ils parlent tous les deux de cap compas, parlent-ils du compas de la barre à roue ou bien de celui du pilote ? C'est un vrai régal ou un vrai casse-tête leur dialogue. Toutefois je dois avouer que malgré toutes ces ambiguïtés de cap, ils s'en sortent plutôt bien les deux skippers. Même quand on dort tous les trois, les deux voiliers restent aussi proches que des frères. Leurs feux de routes se font de sympathiques clins d'oeil dans la nuit.
La soirée se prolonge. Laurent et moi on traîne un peu dehors jusqu'à ce que les brumes de la nuit éteignent les traînées pourpres du soleil couchant. On reste à l'affût des étoiles, des nuages. La nuit sera-t-elle bonne ?
Vers vingt et une heures je m'installe dans la couchette supérieure du carré avec un bouquin. Mais je ne lis pas longtemps. Je me roule dans la couette moelleuse. Je suis bercée dans la ouate, dans cet espace réduit, au dessus de la banquette, calée contre les hublots. Lorsque Stenella est à bâbord, j'ai juste à lever un peu la tête pour surveiller sa course. Qu'il fait bon dans cet espace douillet. C'est le moment où je pense le à tous ceux que j'ai laissé à terre. Leurs visages me reviennent par dizaines. Si je lève les yeux, Ils m'épient derrière les hublots. Ils veulent savoir si je n'ai pas changé depuis le jour où je parlais comme ça de voyage et de terres lointaines. Avant de m'en aller si loin dans cette mer qui me faisait peur. Et je ne voulais pas le dire.
Laurent, c'est l'incorrigible techno du bord. Il se replonge pour une bonne heure dans son PC. Puis il s'installe dans la couchette de dessous. Il s'enroule lui aussi dans sa couette en baillant très fort. Il est très proche, inaccessible en même temps. Baisers pleins de tendresse, pleins de promesses, si apaisants. On s'endort très rapidement bercé par les mouvements sages du bateau, l'oreille à l'affût du moindre signal insolite qui se manifesterait.
Depuis notre allure de largue, le voilier s'est redressé et l'eau de mer n'envahit plus les fonds. La houle est peu importante, très longue. Elle ne nous gêne vraiment pas. Le vent se maintient à quinze, vingt noeuds. La vie est si belle en mer quand le vent est complice.

33°45 NORD. 47°15 W

Il nous reste neuf cent trente milles pour atteindre Horta. Nous avons dépassé la moitié de la distance à parcourir dans des conditions exceptionnelles de vent et de confort de navigation. Il est temps d'ajuster nos montres aux fuseaux horaires virtuels si nous ne voulons pas souffrir du décalage horaire à l'arrivée. C'est aussi une manière de mesurer les progrès de notre avancée en mer, cette heure mobile. En plus, c'est génial parce que les journées rallongent. C'en est fini de la nuit qui tombe à sept heures du soir. Je ne pense plus au mal de mer et je suis enchantée par ce voyage. Même si nous nous réveillons plusieurs fois dans la nuit pour nous assurer que tout va bien, on se rendort très vite. Sous la bonne garde du radar. Le pilote automatique nous trace une route au cordeau. Lorsque nous sommes allongés chacun dans notre bannette, nous avons l'impression de dormir dans un wagon lit. On se laisse bercer par le mouvement chaotique des rails qui agitent nos nuits. Nous apercevons souvent des cargos qui nous croisent par l'arrière à quatre ou six milles. Nous supposons que de s'être déroutés vers le nord nous permet d'éviter cette route trop fréquentée par les grosses unités.. Un matin au lever du jour, une jolie goélette affichait ses voiles claires sur notre bâbord. Image magique du jour qui se lève sur cette belle silhouette blanche. Mais notre autoroute à nous est très peu fréquentée pour le moment. Pas d'oiseaux, pas de poissons, ni pélagiques, ni autres, pas de mammifères marins. Sauf au ras de l'eau, de drôles de billes qui nous dépassent régulièrement. Elles ont la taille d'une balle de tennis. Je vais finir par m'y intéresser de plus près.
Il y a de plus en plus de balles translucides autour de nous. Je me penche par dessus les filières en me calant sur un chandelier. De plus près, je m'aperçois que cette chose étrange n'a rien de sphérique. C'est plutôt la forme d'une minuscule corne d'abondance complètement translucide. Malgré le clapot qui la chahute, elle maintient tant bien que mal au portant une voile diaphane, ourlée de mauve ou de rose. On dirait un jouet pour une baignoire. C'est tellement bizarre ce minuscule objet flottant. Imperturbable il avance, ballotté par le courant, renversé par le vent, aussitôt redressé. Les méduses à voiles fleurissent sur la mer. Elles sont semées au milieu de nulle part, si petites, si démunies. Quel fil invisible guide la jolie méduse à voile. Quel besoin prioritaire la pousse ainsi à travers la mer immense ?
Le soleil se lève à quatre heures du matin. Mais ce n'est pas la même lumière qu'en janvier entre le Cap Vert et les Antilles. Il n'y a pas de grains pour enrichir le ciel. Pas d'arc en ciel qui prend son bain de pied quotidien au lever du jour. Nous fonçons dans une aube grise qui peu à peu s'éclaircit de bleu.
Il arrive que nous traversions des zones de calme absolu. Toutefois pour le moment nous sommes enchantés, nous avons renvoyé très rapidement la voilure; A peine vingt heures de moteur en onze jours. Nous suivons les conseils de notre Capitaine météo de Montréal qui nous a déroutés plus vers l'Est. Ne poussez pas trop vers le nord pour le moment, dit-il. Une tempête entre les Bermudes et les Açores, risque de vous poser problème. Toutefois en restant en bordure de cette perturbation, en nous maintenant dans l'anticyclone, il nous guide magistralement à la frange des vents favorables. Une merveille cette navigation vers l'Est. Cette allure et cette mer m'enchantent. Je me sens en sécurité. Après des jours et des jours d'état second, de nausées de frissons, aujourd'hui je me sens bien tout court. Je me laisse porter par les mouvements amples de la houle d'une extrême douceur. Les champs de dunes roulent vers l'horizon. Le vent lève à peine de courtes franges d'écumes. Sous le soleil, la mer a des reflets métalliques. Les méduses à voile ballottées par les vagues sont semées comme de minuscules bijoux. Je voudrais que ce voyage dure des jours et des jours dans ces conditions. Est-ce de nouveau l'effet du point milieu, le fait que nous avançons maintenant vers la terre au lieu de nous en éloigner ?
Dommage que le temps se soit nettement rafraîchi. On est passé de plus de trente degrés à moins de vingt. On envisage de ressortir les laines polaires.

33°56 N 44°36 W

Nous avons navigué vint quatre heures plein Est. Au Nord, une large bande grise attriste le ciel. Elle nous donne un aperçu des affres par lesquelles nous serions passés si nous ne nous étions pas déroutés. Dans l'après midi, nouvelle opération de pêche à la gaffe. Serge remet en partie à l'eau un thon bien sympathique pour qu'on le repêche. C'est aussi cela la solidarité entre navigateurs. On le prépare à la bordelaise, en colombo, et quand il est tout frais, grillé avec de l'ail. Trois festins dont on se gavera volontiers.

34°33 N 42°47 W

Mauvaise surprise ce matin. La mer prend des aspects de côte urbaine ; nous sommes cernés d'immondices, plastiques, canettes, verres, bois, polystyrène. Nous avons même croisé un fauteuil de jardin en plastique blanc, posé un peu de guingois sur ses quatre pattes. Il flottait entre deux eaux. Il n'y avait personne assis dessus. Stenella a été heurté violemment par une énorme poutre plantée de gros clous. Pas de dégâts, mais un sérieux choc. Un vide ordure indélicat se serait-il benné pas loin de nos eaux ? Y a-til un lien entre ces déchets et l'invasion des méduses ? Notre quille se vautrerait-elle dans le lit du Golf Stream ? Nous croisons ces dérives peu ragoûtantes pendant deux bonnes heures. Fermons les yeux.
Nous sommes réveillés au milieu de la nuit par le radar. Double saut de couchette, regards vers l'écran, double observation de l'horizon. Pas de doute, Stenella est sorti de notre champ visuel et c'est lui qui a déclenché l'alerte. Au radar, presque quatre milles nous séparent. Serge doit dormir profondément et son embarcation vit tranquillement sa vie. Laurent choque nos voiles pour nous ralentir. On se recouche plutôt confiant. Le radar nous préviendra lorsque Stenella sera de nouveau dans notre secteur.
Au matin, on s'inquiète, le radar n'a pas couiné donc Serge est toujours très loin de nous. A y voir plus sérieusement on se demande même s'il n'est pas carrément arrêté. Etrange.
Contact radio. Serge ne comprend pas ce qui se passe. Il a essayé une bonne partie de la nuit de régler ses voiles pour nous rattraper. Rien à faire. On réfléchit ensemble à son problème à travers la VHF. Probablement qu'une cochonnerie ramassée en route coince son allure...
Il décide de mettre le moteur pour se rapprocher de nous et se mettre à la cape dans notre voisinage. Cela lui permettra de plonger pour jeter un oeil sous son bateau. En cas de souci, nous serons là pour lui venir en aide. Lorsque nous sommes à portée de voix, les deux bateaux à la cape, il enfile une combinaison, s'arrime à son voilier et s'apprête à plonger sous sa coque. Je le trouve héroïque d'avoir le courage de quitter son bateau, de plonger dans cette mer glaciale. Il n'hésite pas. Il faut bien qu'il comprenne pourquoi son voilier n'avance plus.
Au premier coup d'oeil il comprend qu'un plastique fort mal placé coince son safran. Il a très vite fait de libérer son navire de cette entrave et on reprend tranquillement notre route vraiment soulagé. C'est quand même inouï d'être immobilisé au milieu de l'océan par un plastique à des centaines de milles de la côte la plus proche. Surtout qu'on ne croise quasiment personne.
Nous reprenons notre cap vers le Nord Est. Le vent est au Sud, huit à dix noeuds annoncés, autrement dit l'allure de spi s'impose. Notre spi chaussette va sortir de sa chrysalide.
Ce jour est important. C'est une première pour nous d'envoyer le spi de Lune de miel. Personnellement je ne sais même pas à quoi il ressemble.. Je suis complètement d'accord pour tenter la manoeuvre, le temps s'y prête idéalement. Mais croyez-moi, je n'en mène pas large. La chaussette est minable et je crains le pire. Que nous cache ce vilain sac ?
Depuis quelques jours on marchait plutôt bien avec notre foc tangonné; Mais il n'y a plus assez de vent. Pas de doute le spi s'impose. Le premier gros boulot c'est de faire un peu de ménage dans nos paquets de nouilles qui s'enchevêtrent sur le pont et dans le cockpit. Il faut reconvertir l'usage des coinceurs, des poulies, des winches.... Mince où donc avons nous caché les écoutes du spi ?
Laurent est un peu nerveux, indécis sur l'ordre des actions à mener.
Il se gratte souvent les cheveux, geste magique, donc tout ira bien. Avec moins de dix noeuds de vent, même si on cafouille, on s'en remettra. A peine risque-t-on de réduire le spi en lambeaux. Belle affaire. Mais pour Laurent, il n'est pas question de cafouiller. Il y va de son honneur. A onze heures du matin, chacun de nous a bien répété sa leçon, chacun à sa place, Laurent à l'avant du bateau pour retrousser la chaussette et guider l'éclosion du spi. Moi, à l'arrière, scotchée aux winches pour actionner tout ce qui est drisses ou écoutes, et dans l'ordre s'il vous plaît. J'identifie consciencieusement chaque taquet. Je ne supporte pas l'idée que l'erreur pourrait venir de ma négligence. Je me sens un peu comme une infirmière à qui le chirurgien demanderait un scalpel et comme elle comprend rien, elle lui filerait un coton tige. L'horreur quoi.
Ce serait d'autant plus grave qu'une fois lancé, le spi, il devient vraiment vivant. Donc soyez tranquilles, je ne me tromperai pas. Mais notre affaire commence à merdouiller dès que Laurent veut faire grimper la cornette de la chaussette. Nous avions donné la voile à réviser au cas où il y aurait eu des déchirures. Le maître voilier a dû la vriller en la glissant dans son bas géant. Imaginez une résille sur une jambe de quinze mètres de long. Pas commode à enfiler. On essaie de détortiller tout ça. C'est vraiment pas une réussite. On y perd au moins un quart d'heure à se bagarrer avec cette vilaine chaussette. Notre ballon de toile est libéré mais il ne se gonfle pas. Quel bazar pour équilibrer tout ça. Les cordages se coincent dans les chandeliers, dans les installations du foc ou l'étai largable. Il y a une quantité incroyable de pièges pour nos écoutes. La copie est vraiment à revoir. Laurent redescend le tout. On réorganise les passages de cordages.
Nouvelle essai de grimpette d'une cornette récalcitrante. Elle rebelle un peu pour monter au cocotier mais le fourreau se retrousse et le spi délicatement ouvre son aile magnifique. Nouveau coinçage au milieu de la montée. Le spi fait une bulle assez rigolote. Enfin pas tant que ça rigolote. Faudrait pas qu'elle nous explose sur la tête la bulle.
- Lâche un peu ton écoute, me dit Laurent en se grattant de nouveau les cheveux.
OK ! Inouï, d'un coup la cloche grimpe à toute allure comme si elle était pressée d'arriver en haut de sa tige. Je retiens mon souffle. Je suis épatée. J'assiste à la naissance d'un beau spi bleu et rouge, bien gras, bien rond, malgré son air vieillot, il a l'air drôlement content de se gaver d'air marin.
Souvenez vous de ça les filles, Le spi finalement, c'est comme un homme, il ne faut jamais le juger uniquement à l'aspect de sa chaussette.

Laurent a un grand sourire. Laurent est soulagé. Laurent devient exubérant. Laurent est heureux. Son spi n'est pas une serpillière malgré son âge respectable (l'âge du spi pas celui de Laurent) et l'aspect miteux de sa chaussette (du spi toujours, pendant cet épisode, Laurent est pieds nus).
Sauf qu'on imaginait que le voilier sous spi allait faire un véritable bond en avant et passer de deux noeuds à au moins quatre. Rêve toujours ! On a mis tellement de temps à installer cette voilure que le vent a largement eu le temps de s'endormir et qu'à peine gonflé notre beau spi fringant retombe. Il est bringuebalé par la houle, il danse au bout de sa drisse. Impossible de le stabiliser correctement. Serge nous avise qu'il y a quatre ou cinq noeuds de vent. Moteur !
Nouvel épisode de coinçages en séries mais dans le sens de la descente.
On peut toujours dire, "tire la chevillette, la bobinette cherra, Laurent a tiré la chevillette, mais la bobinette n'a pas chu". " En passant, prenez le temps de vous émerveiller sur ce verbe choir à la conjugaison si rare, Cela nous laissera le temps de remonter notre bazar). On détortille les fils qui s'emmêlent dans l'enrouleur de foc, dans l'étai, dans je ne sais quoi d'imprévisible. Et la cornette consent enfin à redescendre. Elle étouffe progressivement notre spi qui pendouillait lamentablement. Ouf !

35 °09 N 41°14 W

Le vent de temps en temps nous fait défaut. On alterne voile et moteur. Depuis quelques jours notre entraînement au spi est intense. On envoie, on affale, on envoie de nouveau. On a toujours des surprises mais on comprend de mieux en mieux où se nichent les complications. Lorsque la vitesse tombe en dessous de deux noeuds, on accélère à trois noeuds et demi avec le moteur. On avance pépère. Voilà qui va faire dégringoler notre moyenne, mais on est super bien ici. Ma sérénité est totale. L'harmonie à bord aussi.
Et si on parlait d'amour ! Les actes d'amour se situent en bien des places. Que ce soit à bord d'un bateau, dans une maison de campagne, dans une caravane, une toile de tente ou à la maison. On retrouve les mêmes sensations, les mêmes échanges. Du moment que ce sont les mêmes vases qui communiquent.
De ces actes d'amour, faire la cuisine est l'un des plus importants. C'est l'acte par excellence parce qu'il permet de donner du plaisir autant qu'on en reçoit. Lorsque je suis invitée quelque part, je suis toujours touchée, terriblement touchée, touchée aux larmes quelquefois, de sentir que mes hôtes ont préparé pour moi des petits plats, ou des grands. Ils y ont réfléchi, ils y ont travaillé, et ils ont soigné leur travail. Dans les gestes ordinaires de la cuisine, ils ont mis ce qu'ils avaient de meilleur pour me dire qu'ils sont heureux que je sois là et que je me sente bien à leur table; Quel merveilleux bien être de s'asseoir à une telle table. De la même manière, lorsque je reçois quelqu'un de cher à mon coeur, mon premier bonheur sera de réfléchir à ce que je vais cuisiner, comment je vais en faire un mets exceptionnel. Cet avant repas est déjà pour moi un intense moment de plaisir. Ensuite préparer la table, accueillir ceux qu'on aime en sachant qu'on va les régaler. Les avoir là, tout entiers autour de la table, sensibles aux mets qui leur sont destinés. C'est un puissant échange. N'est-ce pas de l'amour vraiment ? Il arrive qu'on soit invité et que la maîtresse ou le maître de maison avoue nous recevoir " à la bonne franquette". C'est peut-être quelqu'un qui ne maîtrise pas ses casseroles. C'est peut-être quelqu'un qui n'a pas de relation intime avec sa cuisine. Mais même cette personne, en toute simplicité, elle prendra soin d'agrémenter sa réception, par un petit plus qui fait que sans complication, elle ouvrira une bouteille plus raffinée, elle achètera un dessert élaboré, elle mettra des fleurs sur la table. A sa manière, elle va répandre tout autour de sa table des effluves d'amour rien que pour vous. Moi, je ne me prive jamais de ce bonheur si facile. Aujourd'hui, il y a plein d'amour dans ma tête et les garçons me manquent. Et c'est presque le dimanche.
La navigation est tellement sereine. Profitons en. Je vais faire une brioche. Et puis aussi une crème caramel. La crème suisse qui est notre secret familial. Pour la crème suisse, c'était un moment béni entre Laurent, les garçons et moi, qui vient de très loin, hier ou avant hier. Pour la brioche j'ai eu une idée intéressante pendant la nuit . Dans ma pâte levée, au lieu des trois oeufs habituels, j'incorpore un oeuf entier, deux jaunes et tout à la fin, les deux blancs d'oeufs qui restent, battus en neige. La brioche se transforme ainsi en un gâteau à la fois très léger au goût savoureux de pâte levée. Une réussite.
Quant à la crème caramel, j'ai cru entendre les garçons qui entraient dans le carré, "ouha, ça sent trop bon ici !" Je vous ai bien dit que je parlais d'amour.
Vers quatre heures de l'après midi, nouvelle invasion de méduses à voile. Je décide d'en attraper une à l'épuisette pour l'observer de plus près. J'ai préparé des gants car je sais qu'elles sont quelquefois urticantes ces bestioles. Mais lorsque j'en tiens une dans mon filet, je suis trop pressée de la transvaser dans un seau d'eau. J'ai peur qu'elle ne résiste pas au transbordement et je ne prends pas le temps de mettre les gants que j'ai pourtant préparés. Et puis comment une si petite merveille pourrait-elle être dangereuse. "Les p'tites bêtes mangent pas les grosses" disait ma mère.
Sauf que lorsque je renverse le filet de mon épuisette dans le seau, la méduse reste accrochée aux mailles par ses filaments. Je les évite soigneusement mais pas si soigneusement que je crois. Où alors les filaments sont en partie invisibles. Ce qu'il y a de certain c'est qu'au moment où elle bascule enfin dans le seau, un long filament me frôle et je ressens instantanément une violente brûlure sur les doigts.
C'est fulgurant.
Je n'y attache pas d'importance. Je suis trop enthousiasmée par cette chose étonnante. Mes doigts me démangent et me brûlent en même temps mais je souffle sur la voile de la méduse pour essayer de comprendre comment elle marche. Je finis par me rendre compte que j'ai vraiment mal à la main gauche et je m'y intéresse enfin. Zut alors ! Mes doigts sont rouges, gonflés avec quelques petites cloques. Le majeur est particulièrement raide. Je cours me laver les mains avec un savon antiseptique et j'applique de l'onctose. Pommade contre les piqûres d'insectes et irritations en tous genres. Effet nul. C'est comme si j'avais été piquée par deux ou trois guêpes. La douleur irradie jusque dans le poignet. Je commence à être très inquiète. Avec la main droite, je berce délicatement la gauche de plus en plus raide.
Que faire ?
C'est l'heure de notre rendez vous radio. Je demande aux copains radioamateurs s'ils peuvent me conseiller quelque chose qui me soulage. Michel me suggère l'argile verte. Etonnant mais j'en ai dans la pharmacie. Elle était prévue pour soulager d'éventuels accidents musculaires. J'applique soigneusement la pâte avec une spatule. Je garde ma main emballée dans l'argile humide, enrubannée dans un "cellofrais" pendant une bonne demie heure. C'est magistral. Peu à peu, la main se désengourdit et je me sens nettement mieux. J'ai eu tellement peur que mon estomac et mes tripes ont bien failli se rebeller. Il ne manquait plus que le retour du mal de mer. Laurent a pu faire des photos de la méduse à voile, mais je n'ai plus trop envie de l'admirer, même de loin.

35°45 N39°20 W

Un vrai dimanche de paroissien. Ambiance de mer sage avec alternance spi, moteur. Après le petit déjeuner de brioche fraîche, Le carré embaume le pain chaud qui a cuit dans le four. La choucroute du bord libère des effluves sympathiques. Bien sûr que c'est du légume en conserve mais je le recuisine à ma manière avec les épices qui s'imposent, coriandre, genièvre, girofle, ail.... un chouïa de schnaps dans le fond, pour adoucir. Nous allons l'agrémenter de Francfort en boîte. Pas terrible. Mais on déguste en rêvant de lewerknepfles et de délicats fumés de chez Kirn. Les pommes de terre sont cuites à point et fondantes. Un vrai festin par procuration cette choucroute du dimanche.
Laurent a décidé de connecter le Gps portable sur le pilote inboard. Il soude des petites prises, bien trop petites. Il connecte derrière les cloisons, s'y coince la tête, s'y coince la main. Mais le spi nous maintient gentiment sur notre route. Avec cette manip, Laurent qui ne cède jamais devant un problème technique pense qu'il pourra gérer la fonction "TRACK" de son pilote ultra performant. Autrement dit, le petit Gps Garmin 12 va donner au pilote automatique les ordres de routes sans notre intervention. Il s'acquitte parfaitement de cette tâche et surtout automatiquement ajuste le cap magnétique et tout le tin touin. Il suffit de pouvoir souder sous spi, position acrobatique derrière la table à cartes. Laurent est un géant du fer à souder, même sous spi au milieu de l'atlantique, il accomplit des merveilles.
Dans l'après midi, la ligne qui fait toujours trempette se met à vivre. Branle bas de combat à bord. Un rude bête se débat au bout du fil. Elle est vivace, lutteuse. Elle fait des bonds énormes sur les vagues pour se libérer. Quelle tristesse de rompre tant de vie. Belle daurade coriphène, désolée, ce n'est pas moi qui décide de ton sort ! Parlons d'elle en terme de viande, ce sera moins cruel. Elle est magnifique. Elle remplit toute la largeur du cockpit. Bien trop belle, bien trop grasse pour nous. Nous décidons de la partager avec Serge.
Nouvelle opération de pêche à la gaffe. Nous faisons des échanges régulièrement d'un bateau à l'autre depuis que la mer est si calme. Manoeuvre que nous maîtrisons désormais. Cette fois, c'est nous le bateau pilote qui passe à l'avant de la flotte.
Nous restons un moment côte à côte. Les deux hommes, chacun appuyé sur ses haubans, taillent une bavette comme deux voisins de palier qui bavardent d'un paillasson à l'autre. Ils sont formidables. Les deux voiliers sont sous pilote automatique et filent sagement chacun sur son rail.
Je rentre dans le carré. C'est l'heure de contacter Michel en décamétrique. J'ai à peine le temps d'échanger quelques mots avec Michel et Pierre par radio. Laurent pousse un hurlement que je ne sais pas déchiffrer. Un cri de panique que je ne cherche pas à analyser. Au même instant un raclement violent frotte la coque. Je laisse en plan le micro et les copains radio, je bondis sur le pont le coeur affolé. Je tremble comme une feuille.
Les deux voiliers sont flan contre flan. Laurent est rivé à la barre à roue et le regard scotché sur les deux étraves qui se cherchent. Serge repousse comme il peut notre coque trop empressée.
- Qu'est ce que vous faites tous les deux ?
Sourire contrit de Serge
- Des bêtises comme tu vois !
Voilà, c'est simple, ils papotaient gentiment d'un bord à l'autre. Serge a proposé des cigarettes à Laurent. Mais la manoeuvre de rapprochement a été trop audacieuse. Contrôler simultanément le navire et l'épuisette de récupération des cigarettes pendant que les deux voiliers se balancent sur la houle à vitesse réduite, c'était plutôt osé de le faire sans se protéger de pare battages. Pourquoi ne m'ont-ils pas appelée ? Bon, on se ressaisit. Tout rentre vite dans l'ordre. Aucun mal visible sur les coques. C'est de la bonne matière nos navires. Rassure toi Lune de Miel, tu ne seras pas défiguré ! On reprend chacun sa route à distance respectable. Je peux redescendre dans le carré pour rassurer les amis radioamateurs. Eux, ils sont restés sur un cri dans un micro et le silence. Il ne faut pas laisser planer le suspens radio pour si peu de chose.
Quand la nuit tombe, la mer devient lisse comme un miroir. Elle s'éclaire de lueurs moirées avec le soleil qui se couche. Le ciel à l'horizon s'anime de formes orangées et roses que les nuages découpent et modifient à l'infini. Nous traversons un champs de dauphins. La piste où ils évoluent est vaste. Ils font des bonds prodigieux. Ils se coursent sous l'eau et jaillissent hors de l'eau par groupe de deux ou trois. Ils sont toujours là où le regard ne les guette pas ; c'est une surprise de chaque instant. Ils dessinent dans le soir couchant une multitude d'arabesques. Le spectacle est inédit, fascination totale.
A l'Ouest l'horizon s'est assombri. A l'Est une lueur orange et rose est prête à jaillir de l'eau. Un magnifique cercle rouge monte monte monte... doucement. La pleine lune s'offre aux étoiles. Elle pète le feu...
Nous restons longtemps Laurent et moi éblouis par les dauphins qui continuent de danser dans nos têtes, éblouis par la lumière peu ordinaire de cette nuit exceptionnelle au milieu de l'atlantique. La mer fait la belle.

36°14 N 37°46 W

La mer se gonfle et ondule. On joue avec le spi, c'est vraiment un jeu désormais. Et puis on met le moteur quand le vent nous lâche. On se fait rattraper par des tortues. Elles sont énormes. Combien d'années pour construire cette étonnante carapace si joliment réalisée. Leur tête étonnamment petite se dresse sur l'eau comme un périscope miniature. Un peut plus tard, c'est tout une tribu d'orques qui nous croise nonchalamment ; depuis le début de l'après midi, un groupe de gros poissons nous pilotent. Ils entrelacent leur course à fleur d'eau. Ils sautent quelquefois en levant de grosses gerbes devant l'étrave. Leurs flans sont bleus et verts. Des reflets d'or illuminent leur dorsale. C'est léger, dynamique. La mer aujourd'hui nous offre toute sa grâce.

36°44 N 36°00 W

Nous avons du mal à maintenir notre spi aujourd'hui. Il n'y a vraiment pas assez de vent. Laurent finit par descendre le tangon sur le pont. La voile libérée de son bras monte allègrement vers le ciel. Nous portons notre spi très haut, cinq mètres au dessus du balcon avant. Il ne se sent plus de joie ; bientôt, nous allons voler sur les flots.
Nous profitons du calme pour transvaser environ trente litres de notre réserve de gas oïl. Nous décidons de refaire du pain. C'est Laurent qui s'y colle. A la farine ordinaire, il ajoute des céréales, pétales de blés, qu'en principe je consomme dans du lait. C'est remarquable ce pain aux céréales. Un vrai délice. C'est un des aliments les plus réconfortants qui soient.

37°54 N 34°10 W

Les dauphins régulièrement nous retrouvent pour notre spectacle quotidien. En fin d'après midi, je les guette, c'est un peu tôt. Sait-on jamais ? Sur bâbord je vois une drôle de chose, un espèce de gros jet d'eau comme une rosace. Enfin je ne suis pas sûre. Je ne sais pas exactement ce que j'ai vu. Avec le reflet du soleil j'ai cru que c'était comme un feu d'artifice. Mais ça, ce n'est pas possible. Je me concentre sur ma vision. Je vois une masse noire, énorme, arrondie qui disparaît vite sous l'eau. Zut alors, qu'est ce que c'est que ce truc ? J'appelle Laurent. Au moment où il me rejoint, sur bâbord, à même pas vingt mètres de nous, une grosse forme carrée sort de l'eau... La tête énorme d'un cachalot fait surface. Zut, elle disparaît. Le dos arrondi remonte. Et replonge ; et la mer redevient plate et lisse et uniforme. Quelques instants pendant lesquels on arrête de respirer. Le moment est unique.
Une colonie de puffins majeurs tournoie depuis des heures autour de nous. Leur corps fuselé est plus massif que celui des autres puffins. De jolis reflets bruns luisent sur leur dos. On dirait du velours. Mes yeux les caressent et je sens combien ils sont doux au toucher. Ils descendent en piqués vertigineux. Ils se laissent planer au dessus des vagues puis se redressent. Ils caressent l'écume du bout de l'aile. Lorsqu'ils en ont marre des embruns, ils donnent des petits coups de pattes précipités à fleur d'eau. On dirait des voltigeurs qui se donnent de l'élan avant de sauter en deltaplane. En quelques coups d'ailes ils remontent vers le ciel et se croisent et se suivent et s'évitent en silence. Quel sorte de message se transmettent ils ainsi. Les lettres qu'ils écrivent dans le ciel avec leur dos couleur d'encre m'intriguent. Impossible de lire cette messagerie car leur ventre blanc aussitôt efface les marques. C'est l'alpha-bête des oiseaux de mer.
En fin de soirée, le moulinet de Laurent s'affole. Les oiseaux se déchaînent sur la prise. Ils plongent en poussant des cris rauques. Zut alors, ils vont nous dévorer notre poisson. La ligne est dure à remonter. Lorsque le bout devient visible nous apercevons un puffin posé sur ce que nous supposons être le poisson pris à l'hameçon. L'oiseau va becqueter la prise. "Vlà aut chose !" Laurent accélère la remontée pour virer l'oiseau. Ses congénères plongent toujours dessus et tout ce monde affamé braille furieusement. Enfin c'est ce qu'on imagine.
Quelques tours de moulinets plus tard, nous nous apercevons horrifiés qu'en fait de pêche, c'est le puffin qu'on traîne et qu'il est prisonnier de notre ligne. Zut alors, que va-t-on en faire ? La houle le secoue dans tous les sens. Lorsqu'il est proche de l'arrière du bateau, nous comprenons qu'en fait de cris, il appelle ses potes au secours et que ses potes essaient de faire quelque chose pour lui. Ils décrivent au dessus de grands arcs, plongent pour le frôler et lui crient des choses. Impressionnant cette solidarité.
Je récupère des gants et une pince. Laurent arrive à remonter l'oiseau à bord, le pose délicatement sur la plate forme arrière. Les autres puffins tournent autour du voilier mais nettement plus distants. L'hameçon est fiché dans l'aile droite. Pauvre bête, il tremble. J'immobilise l'animal en le tenant à la base du cou, mais sans le serrer. Du calme les filles, je sais être douce et délicate quand je veux ! Il faut le détortiller de la ligne dont il est prisonnier. Il est admirable, il ne bronche plus. C'est une bête très pacifique. Il se laisse manipuler sans la moindre résistance. Je meurs d'envie de le caresser. Il paraît tellement doux. Mais je ne suis pas certaine que ce geste puisse le rassurer. Je me contente donc de le maintenir pendant que Laurent oeuvre pour le débarrasser du redoutable hameçon. Mais c'est impossible de le sortir sans endommager gravement l'aile. Finalement il coupe l'acier sous les plumes, au ras de l'aile , en espérant que le petit bout qui reste fiché dans le bord sortira spontanément dans peu de temps. Nous reposons l'oiseau à plat sur la plate forme. Nous nous éloignons dans le cockpit pour qu'il se sente en sécurité maintenant qu'il est libre.
Je jette un oeil à chaque instant vers l'oiseau recroquevillé au dessus de l'eau. J'ai peur qu'ainsi balancé par la houle à l'arrière il chope le mal de mer et ne puisse pas repartir. Il reste immobile, pendant plus d'une demie heure. Je ne sais pas quoi faire pour l'aider, alors je ne fais rien. Il bouge une patte. Il bouge l'autre et rassemble les deux sous son ventre. Il reste de nouveau prostré un long moment. Je vais dans le carré me préparer quelque chose de chaud à boire. Je fais semblant de m'occuper pour oublier l'oiseau. Je reviens un quart d'heure plus tard vers l'arrière du voilier et miracle, l'oiseau a disparu ; Il a juste laissé derrière lui une auréole de sang tout frais qui laisse une vilaine tache sur ma conscience. C'est définitif, je déteste la pêche désormais. Et c'est bien dommage parce que j'adore le poisson frais.

37°54 N 31°26W

Nous nous mettons à l'heure TU des Açores, et au climat de plus en plus frais, de plus en plus humide. C'est une journée épouvantable. Il pleut, il pleut, il pleut, il fait un froid de Sibérie ; il n'y a pas de bergère pour garder les moutons sur la mer.
Dans l'après midi, nous perdons Stenella de vue. Nous ralentissons pour l'attendre. C'est très étrange parce qu'en général, c'est plutôt lui qui est devant. Serge mène toujours magistralement son embarcation. Pourquoi l'aperçoit-on si loin derrière nous, et pourquoi malgré notre allure réduite, l'écart se creuse-t-il ? Ce n'est ni habituel, ni normal. Nous l'appelons par radio, pas de réponse. Aurait-il un problème ?
Nous essayons pendant un quart d'heure de le joindre, mais la VHF reste muette. Nous décidons de faire demi tour pour savoir où se situe le problème. Nous sommes quelque peu inquiets. Si Serge est à l'avant de son voilier en train de modifier sa voilure, il nous verra faire demi tour et nous préviendra par radio qu'on peut continuer. On fait donc demi tour, mais la radio reste silencieuse. Serge n'a pas vu qu'on revenait vers lui, que fait-il ? On fait route vers lui pendant un bon quart d'heure. Il n'y a que le moteur qui s 'autorise du bruit.
Et d'un coup la voix de Serge nous parvient dans le carré. Ouf on respire mieux Laurent et moi.
- J'ai un problème, mon pilote ne pilote plus. Je pense que c'est un pignon plastique bouffé. C'est une panne ordinaire. J'ai ce qu'il faut pour le changer. Je pense que ce n'est pas grave.
- D'accord. On t'attend. Rapproche-toi et on restera dans ton cercle le temps que tu répares.
- Non, continuez, je ne suis pas en danger. Je vous rattraperai.
On n'a pas besoin de se concerter Laurent et moi, nous sommes tout à fait d'accord.
- Non, on préfère t'attendre, on ne sait jamais et ce n'est pas intéressant de laisser se creuser l'écart entre nous.
- D'accord, j'arrive.
On fait un nouveau demi-tour, pour reprendre notre cap. On réduit sérieusement la voilure. Il faut que Serge nous reprenne plus de trois milles. Il peut avancer à plus de six noeuds grâce au vent, mais ça représente quelques heures pour nous rejoindre. Nous avançons donc petitement, juste assez pour ne pas être trop secoués par la houle.
Les deux voiliers finissent par être au même niveau. Nous les mettons à la cape pour les immobiliser. La silhouette de Serge s'active dans son cockpit. L'intervention est très courte à peine un quart d'heure. On le voit qui remet en place les coussins extérieurs. On se rapproche.
- Alors, quelles sont les nouvelles du pilote ?
- Mauvaises. C'est pas ce que je croyais. La soudure du bras de levier a cassé. Il est inutilisable. Il faut que je barre à la main. Je n'ai pas de pilote de rechange.
Zut alors, ça c'est la tuile. Il y a encore un jour de navigation à prévoir. Il nous reste cent trente sept milles nautiques à parcourir. Comment faire ?
Laurent envisage de rejoindre Serge sur Stenella pour le relayer à la barre. Vous m'imaginez toute seule à me bagarrer avec les voiles de Lune de Miel ? Vous m'imaginez à la barre, avec les deux bateaux qui se frôlent et la houle qui nous pousse de travers pendant le transbordement de Laurent sur Stenella, On serait bien... Pas question ! Par contre, je peux facilement changer d'équipage. La mer est agitée mais il doit y avoir moyen de me faire passer sur Stenella . Après réflexion, Laurent pense que c'est plus raisonnable. Seulement, Serge ne veut pas de cette manoeuvre ; peut-être qu'il n'a pas confiance en moi. Ce que je conçois aisément ; Ou bien il n'a pas confiance en la mer, c'est encore plus probable. Mon transfert paraît très hasardeux. mais je crois le connaître suffisamment pour savoir que c'est plutôt de la délicatesse de sa part. Il ne veut pas nous compliquer la vie. Il est parti seul et veut assumer seul ses problèmes. Je conçois aussi cela aisément.
Nous étions tellement mobilisés par l'installation du pilote de Laurent avant notre départ, que nous n'avons pas pensé un instant à celui de Serge. C'est vraiment cloche. Dans Lune de Miel, il y a trois pilotes automatiques en état de marche actuellement. Nous aurions dû lui en prêter un. Mais on n'y a vraiment pas pensé. Lui passer un pilote par dessus les filières maintenant nous paraît quelque peu scabreux. Manquerait qu'on noie le pilote de secours ! Notre ami résout la question vite fait.
- Ne vous cassez pas la tête pour moi et avancez. Ne m'attendez pas, j'arriverai un peu plus tard que vous à Horta. Mais ce n'est plus très loin.
Ah Serge, ça te ressemble bien ça ! Mais pas question. Nous avons passé un contrat moral de navigation commune. On ne remet pas ce contrat en question. Laurent s'organise avec Serge.
- Je passe devant, tu me suis, ça te fera un amer pour ta route. Lorsque tu seras fatigué, tu nous appelles en VHF, on s'immobilise à côté de toi, et on veille pendant que tu manges, que tu te réchauffes, que tu écoutes de la musique ou que tu dors. Car les prochaines heures vont être longues et difficiles.
- Bon d'accord, merci, c'est sympa.
Nous voilà repartis, avec Stenella dans notre sillage.
C'est une journée grise. Le soleil flirte avec les nuages. On a froid malgré les grosses laines. On communique peu avec Serge. Il ne peut pas quitter sa barre et utilise sa VHF portable. Il faut économiser les batteries, en cas d'urgence, elle doivent rester opérationnelles.
Première pause en fin d'après midi. Serge a froid. Il faut qu'il s'équipe pour sa longue nuit. Il se change, passe des vêtements plus épais, quelques épaisseurs. De loin, sa silhouette noire a doublé de volume. Il se met un petit stock de biscuits, de quoi s'alimenter et grignoter, boire aussi peut-être pour se remonter le moral et tuer le temps.
Lorsque la nuit tombe, il se moque gentiment de nous.
- Allez vous coucher, je veille sur vous. Profitez en pour dormir tranquilles. S'il y a problème, je vous appelle.
Laurent s'installe dans la cabine arrière. Il est lucide. On ne peut rien faire de plus pour Serge. Il est convenu que lorsqu'il veut se reposer, il nous appelle. Je m'installe dans le carré pour être certaine d'entendre la VHF. Mais je ne suis pas tranquille. Je m'endors en écoutant les bruits de navigation, je me réveille presque aussitôt. Je ne dors que d'une oreille. Vers une heure du matin, je m'aperçois que Stenella passe d'un côté et de l'autre de notre sillage. Il ne va pas trop droit. Coup de fatigue de Serge ? Je réveille Laurent.
- Je crois que par moment notre barreur somnole plus ou moins. Il doit être tétanisé par le froid. Si on met notre radar, ça nous permettra de savoir si on le perd et s' il s'endort plus ou moins sur sa barre, on aura quand même une veille active de la route.
- Tu vas être réveillée si il y a des grains.
Quelle importance, je dors si peu, si mal. Serge serait mécontent s'il savait que je gaspille sa veille mais je n'y peux rien. Lorsque je me lève, que je mets le nez dans la nuit glaciale et que j'aperçois la silhouette de son voilier, son feu qui danse entre ciel et mer, j'ai vraiment le coeur serré en pensant à sa solitude.
Je l'appelle plusieurs fois dans la nuit. Il doit être à moitié congelé, il ne répond pas. Je réveille une nouvelle fois Laurent vers trois heures du matin. On observe tous les deux la lueur vacillante de son feu de route. On frissonne. Il fait vraiment très froid, environ onze degrés et le vent qui nous cingle est glacial.
- Tu crois que c'est normal, qu'il ne réponde pas à la VHF ?
Laurent rigole.
- Tu parles tu l'appelles à voix basse. Si tu as peur de le réveiller, ne l'appelle pas. Ne sois pas si inquiète, ce n'est qu'une nuit ; il n'est pas en danger. Il est scotché à sa barre, il ne peut rien lui arriver. C'est difficile pour lui, mais il est prêt à assumer ce genre de difficulté. Il peut nous appeler quand il veut.

38°26N 28°59 W
Lorsque le jour est levé, le contact radio s'établit avec Serge. Il parle très clair. Comment fait-il pour avoir l'air si pétillant ?
- Bonjour Laurent, tu as bien dormi j'espère. Janou aussi ?
- Oui comme un loir. Et toi, tu devrais te reposer un peu.
- D'accord je suis gelé. Je vais rentrer dans le carré et me faire un chocolat chaud.
- Bon on se met à la cape, prends ton temps...
Il ne s'est même pas arrêté une heure. Il paraît en forme. Il est pressé de repartir, pressé d'arriver surtout. Depuis la veille on aperçoit d'autres voiliers. Ils disparaissent à l'horizon, mais ils font le même cap que nous.
Lorsque les sommets de Faïal se découpent dans la brume, la VHF s'anime ; un monde fou se précipite sur Horta. Pourvu qu'on ait une place au port !
Nous entrons dans la baie de Horta à quatorze heures. Il y a déjà quatre voiliers sur la panne d'accueil. Stenella arrive à s'incruster. Un marinero nous fait signe de nous mettre à couple. On s'installera plus tard.
Serge a les traits fatigués, une barbe hirsute, mais il irradie du bonheur d'en avoir fini avec cette traversée. Il est à la fois épuisé et incapable de dormir. Nous ressentons tous la terre comme quelque chose d'irréel. On marche avec plein de coton dans la tête. C'est sûrement pire pour Serge. En même temps, nous sommes tous les trois euphoriques. C'est l'escale attendue. C'est le bonheur. Un resto du soir s'impose pour fêter ça.
La traversé a été exceptionnelle pour nous trois, un peu plus difficile pour Serge les dernières vingt quatre heures. C'est ça qui vous forge un excellent navigateur après tout. N'est-ce pas ami Serge ?
Stenella et Lune de Miel sont posés dans le port. Le chemin est proche jusqu'à la ville. Tout va bien. Bonjour les Açores, îles multiples et mystérieuses.
Bonjour Horta !