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COUCOU - NET 4ème émission
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Lundi 19 novembre 2001 BENALMADENA
Rien de plus à dire sur cette ville nouvelle. A la lumière du
jour les bords de mer ressemblent à des fêtes foraines en rupture
de clientèle, et ce qui devrait être la cité, n'est qu'une
banlieue de béton.
Le ventre de cette ville n'a pas d'entrailles.
Notre contact météo de 13 h, le réseau du capitaine, nous
incite à partir vite. La tempête s'annonce pour mercredi. Il faudra
attendre à Gibraltar la fenêtre sympa et ce serait bien d'y être
rapidement. La météo espagnole annonce des creux de 2 à
4 mètres avec un vent d'Est 3/5. Excellent pour nous, si ce n'est la
houle qui m'inquiète un peu. En fin de soirée on va jeter un oeil
sur la digue, la mer est à peine ridée, très calme, les
creux annoncés ne sont pas là. C'est décidé, nous
partirons tôt demain matin... Nous sommes même impatients de partir.
Les conditions météo s'annoncent géniales.
Au port, un avis de coup de vent vient de tomber pour demain 18 heures sur toute
la Méditerranée. Il se confirme léger pour Gibraltar, force
6. C'est bon pour nous, vent arrière, pas de houle annoncée. A
18 heures, nous serons sûrement arrivés à Gibraltar. Ca
promet simplement une intéressante navigation.
Mardi 20 novembre 2001.
8 Heures du matin. Nous sommes heureux de repartir pour une petite croisière
de 50 milles avec enfin du vent. Mais dès qu'on quitte l'enceinte protégée
du port, la houle nous prend de travers. Des petits creux qui font les grands
sauts, (les grands sots !) Mon estomac brasse allègrement le chocolat
chaud que j'ai avalé avec tant d'enthousiasme. Le long de la côte,
c'est franchement intenable. Il n'y a pas assez de vent pour lutter contre la
houle. On est d'accord pour tirer un long bord vers le large. A 10 milles des
côtes le vent s'établit, on installe la grand voile... Et c'est
parti.... On va cahin-caha, je ne suis pas dans une forme mirobolante. Mon moral
s'effiloche. La mer est grise, couleur bronze par endroit. Le soleil n'est pas
franc, et de grandes ombres noires menacent l'horizon. Le ciel est sale. Cette
maudite houle qui vient du sud nous préoccupe. Il y a eu de la vraie
tempête là-bas, ça ne fait aucun doute. D'heure en heure
la houle se creuse mais le vent reste stable, environ 20 noeuds bien établis.
Laurent a installé les voiles en ciseaux avec une écoute prise
à l'avant comme frein de bôme.
Je somnole plus ou moins, toujours emmaillotée dans ma turbulette. A
cette allure la capote ne nous protège pas de l'air très frais.
J'envisage un petit somme, calée contre la banquette du cokpit... J'aurais
pas dû ! A peine ai-je fermé un oeil que je sens le vent me gifler
le visage. L'instant d'après un choc violent me réveille définitivement...
Laurent se bagarre avec la grand roue...
Le voilier je ne sais pas ce qu'il fait, peut-être qu'il fait comme la
mer veut, le voilier.
Le pilote automatique a perdu la boule, on est parti au lof. La retenue de bôme
a craqué, et l'empannage nous a surpris. Mais la retenue a été
utile, pas de dégâts apparents, qu'on croit...
En quelques instants Laurent a repris la situation en main. Mais je n'ai plus
du tout la tête à rêvasser, malgré mon état
toujours dangereusement nauséeux.
"Faut-il prendre un ris ? ".... Tardive la question, comme souvent
quand on veut avancer vite. Nous allons aussi réduire le foc. Et nous
décidons de barrer à tour de rôle.
C'est sportif, intéressant, grisant. Lorsque je prends la barre en début
d'après midi, la mer a changé d'aspect. Les vagues se courent
les unes après les autres. Elles se rattrapent, se chevauchent comme
si l'une se dressait pour voir par dessus l'autre. Certains creux dépassent
deux mètres, c'est magnifique. Je jongle avec la grand roue... C'est
un véritable exercice d'entraînement à la barre pour moi.
J'en ai tant besoin. Il y a du défi dans l'air. Désormais, on
file à 8,2 / 8,5 noeuds (lecture du GPS fixe) avec juste la grand'voile
réduite. Les cordages chantent, le vent gronde. Le rocher de Gibraltar
tout noir se précise. Dans moins d'une heure on sera à l'abri
du vent d'Est dans la baie d'Algésiras. Enfin, c'est ce qu'on se dit.
D'énormes pétroliers sont au mouillage le long du rocher. Les
côtes du Maroc se découpent loin dans la brume. Salut amis, amies
de l'ASTIB pour qui ces côtes sont familières.
Et les vagues déferlent. Elles font les coquettes, elles déroulent
leurs dentelles blanches et les étalent. De grandes flaques de cristal
frisent la mer toute noire. J'ai le sentiment exaltant d'avoir apprivoisé
la grand roue. Le voilier glisse sur les plus hautes bosses de houle et repart
à l'assaut de son cap. Il réagit magistralement à la mer
qui nous malmène. C'est vraiment une brave bête. Je n'avais jamais
lutté contre une mer aussi magnifique. Je ne donnerais ma place pour
rien au monde.
15h 30. Laurent reprend la barre lorsque nous entrons dans la baie d'Algésiras.
Gibraltar est derrière le rocher, il faut tourner à droite, tout
au fond de la baie. Vous suivez ? Le vent se calme quelque peu, la mer aussi.
On se croit à l'abri du rocher. C'est le moment de virer de bord, nous
sommes toujours vent arrière. L'empannage devrait être facile à
maîtriser. C'est aussi ce qu'on croit. Mais c'est compter sans les rafales
intempestives qui dévalent du rocher... Et l'empannage est terrifiant.
Ce coup là, il y a des craquements sinistres. Moteur....
Je me mets face au vent, il faut d'urgence ferler la grand'voile. Laurent prend
trop de temps pour faire le ménage sur la bôme. Si je ne devais
pas cramponner la barre à deux mains, je me rongerais les ongles. L'immense
rocher noir se rapproche...
"Mais non, t'es encore à un mille au moins et on est face au vent.
Arrête de réfléchir et reste face au vent...."
"Oui Seigneur ! facile à dire !"
Laurent revient dans le cockpit. L'ambiance à bord devient plus calme. Je me ressaisis. J'essaie de comprendre ce qui s'est passé. Au même moment, Laurent et moi nous poussons un cri. La bôme pend lamentablement délogée du vide mulet... Comment est-elle arrivée là ?
Intermède :
- Allô Docteur ici c'est la Noiraude.
- Bonjour la Noiraude, qu'est-ce qui vous arrive encore ?
- Docteur c'est affreux. Voilà, je suis en mer...
- Mais non voyons la Noiraude, vous dites n'importe quoi, comme toujours. Ce
ne sont pas les vaches qui prennent la mer.
- Si Docteur, je sais où je broute tout de même ! je suis sur un
voilier. Il s'agit de la bôme. Vous savez, le bras de la grand'voile.
Elle a l'épaule arrachée. On dirait une fracture ouverte. C'est
douloureux à regarder, insoutenable.
- Calmez vous, la Noiraude, ce n'est peut-être qu'une luxation...
C'est bien le moment de penser à la Noiraude ! Laurent s'est précipité au pied du mat. Moi j'ai repris le cap. Lui, il est dans une rage noire. Vous devez vous demander comment je peux savoir que Laurent est dans une rage noire. Si, je vous jure, elle est noire comme la mer qui nous entoure sa colère ! D'abord avec sa grosse voix des mauvais jours et avec l'accent alsacien qui resurgit, il envoie dans le vent quelques gros mots bien sentis. Franchement ça me soulage aussi. Il ne crie pas. Ce serait trop frustrant, le vent crie plus fort que lui de toute façon. Laurent est toujours très conscient de la portée exacte de sa voix. Mais il dit sa déception, son dépit, sa colère contre le matériel, contre les éléments, contre lui-même... Calmement, avec juste ce qu'il faut dans le ton. Et puis, angoissant silence... Laurent se concentre. Il se gratte la tête. Vous vous souvenez, geste qui sauve quelquefois. Le diagnostic suit rapidement.
"Evidemment, c'est fixé avec des rivets de merde en alu... Quelle
misère ! Comment voulais-tu que ça tienne ? "
Il tripote un peu la voilure vaguement ferlée.
"La voile n'a pas souffert. Je crois que c'est pas méchant.."
Moi je suis complètement d'accord. A quoi bon dramatiser d'avance.
C'est à ce moment là que le hale-bas rigide auquel on ne pensait
pas du tout se couche gentiment sur le pont. Caprice ou défaillance ?
La bôme dégringole.... Pas méchant dites-vous ?
Le pont fait vraiment désordre. On ne s'affole surtout pas. L'urgence
c'est de mener le voilier contre le vent qui déboule toujours n'importe
comment. Même au moteur, on ne fait pas ce qu'on veut. Qui parlait de
rocher et d'abri ? Dans quel foutu pays arrivons-nous ? Avec quel foutu bateau
? Tant pis, on repère le poste douane. On sait qu'il faut s'y annoncer
avant de se caser quelque part. Histoire de simplifier les formalités.
C'est comme ça Gibraltar.
Il faut accoster le long d'une panne flottante minable. A peine de la place
pour deux bateaux. La première est occupée évidemment.
On cafouille comme c'est pas possible pour se caser. Je saute à quai
pour amarrer l'avant mais je perds mon cordage et le vent pousse sur le nez
du bateau qui recule cette nouille.. Il s'empêtre dans le voisin, et moi,
je gesticule sur le quai. Je me sens désespérément inutile...
L'équipage du bateau accosté qui s'abritait au poste de douane
sort comme diables d'une boite pour aider Laurent à se dégager.
Finalement Laurent recule, reprend sa manoeuvre et se met à couple....
Simple et efficace. Pourquoi vouloir à tout prix provoquer les éléments
néfastes ?
Si vous saviez combien je suis fatiguée, et Laurent donc... On se regarde,
on rigole. C'est nerveux.
16 h 30 . On est bien casé sur une panne sympa. Regardez sur vos cartes. Parallèle à la piste aéroport, il y a un port bien abrité pour guetter la clémence du ciel, Marina BAY. On est enfin dedans, au chaud. Vérification des fonds du bateau, extraordinairement secs malgré nos terribles conditions de navigation. Pour fêter ça, Laurent sort au hasard du plancher une bouteille de Saint Emilion. Après une telle journée on adore ce genre de loto... C'est tellement bon de trinquer ensemble...
Garanti, nous ne traînerons pas pour passer en polarisation horizontale.
Mercredi 21 novembre 2001 - Gibraltar.
A 9 heures je tire les rideaux de la cabine arrière sur une journée
qui ne s'ouvre pas. Il fait gris, il fait moche. Les rafales violentes ont fait
couiner les amarres des voisins toute la nuit. (Pas les nôtres elles sont
savonnées). La pluie tambourine sur le pont. Chouette le bateau sera
lavé ! Nous, ce matin on a les idées vraiment bien claires et
vous ?
On analyse nos mésaventures d'hier. Finalement on est content que les
rivets nous aient lâchés ici. Ce sera plus facile à gérer.
Imaginez que cela nous arrive au milieu de l'atlantique. Ce ne serait pas insurmontable
mais moins commode tout de même pour réparer !
Je rentre de la douche. Un homme est debout devant le Brise de Mer de Laurent.
Il paraît hypnotisé. Il détaille le bateau comme s'il rencontrait
un rêve. Je m'approche doucement. L'homme se rend compte de ma présence.
Il parle dans un français impeccable. Bien ce monsieur !
- il est à vous le voilier
- non, il est à mon mari.
- Ah, il a de la chance votre mari...
Il se replonge dans sa contemplation. Il a l'air vraiment fasciné. Moi,
je monte à bord avec une pointe de jalousie. Se peut-il qu'un jour un
homme me regarde encore de cette manière ? J'appelle Laurent pour qu'il
vienne parler à l'homme. Ils auront sûrement des choses à
partager. Mais lorsque je ressors du carré, l'homme a disparu.
A 11 heures Laurent est replongé dans la lecture des cartes météo
entre le PC et le récepteur HF. Moi, j'ai envie de prendre l'air de la
terre. Je quitte le port et m'engage le long de la zone portuaire. Je pense
à l'admirateur béat du voilier.
Si un voisin regarde une épouse avec cet air heureux, amoureux, épanoui,
le mari en prendra sûrement ombrage. Les deux hommes ne deviendront sûrement
pas copains.
Mais si le même voisin regarde le navire avec les mêmes sentiments,
le mari sera flatté et réjoui... Et les deux hommes auront envie
de se rencontrer.
N'est-ce pas étrange ? Un mari a donc plus confiance en son voilier qu'en
sa femme...
Restons sérieux, aujourd'hui la mer m'intrigue. Mon idée c'est
de rejoindre la pointe de la baie et voir à quoi elle ressemble quand
il y a tempête et qu'on n'est pas dedans.
Une enceinte fortifiée protège le coeur de la ville. Je commence
par longer l'extérieur des murs. Beaucoup de circulation sur cette voie
à caractère industriel. Après une demie heure de marche,
je longe toujours les remparts sur ma gauche. Des palmiers dattiers stériles
et faméliques s'accrochent aux pierres grises. Sur le trottoir de droite,
les ateliers suivent des usines qui suivent des entrepôts. Aucune visibilité
vers la mer. C'est d'une rare mocheté. La rue se réduit. Il doit
être à peu près midi. La nuit tombe et il pleut à
seaux (comme on dit dans mon doux pays des Vosges). Les panneaux, l'allure des
gens, la nuitée et la pluie à midi, aucun doute, je suis en Angleterre.
J'arrive au bout de cette triste rue. C'est une impasse fermée par une
porte grillagée. C'est encore un entrepôt. Les frigos font un raffut
assourdissant. J'hésite au milieu d'une espèce de cour. Les camions
entrent et sortent. Un homme vient vers moi en souriant en anglais. Hé,
je ne suis pas sûre que vous ayez déjà vu un homme sourire
en anglais. Il suffit d'aller se perdre dans les docks à Gibraltar un
jour de pluie pour voir ça.
Dialogue : ( J'écris pas en V.O. Vous ne supporteriez pas mon accent...)
- Hello, Qui cherchez-vous ?
- Hello, je cherche Monsieur Becker.
- Ici ?
- Bien sûr.
- D'où venez-vous ?
- De Marseille.
Le mec hésite, il rigole et disparaît dans un hangar.... Moi aussi
j'hésite. Je suis normalement face à la mer mais les murs des
hangars bouchent l'horizon. Imaginez que le mec revienne avec Monsieur Becker,
j'aurai l'air fine... Donc je fais discrètement demi-tour en pataugeant
dans les flaques et en évitant les semi-remorques...
Dommage, Je ne saurai pas comment est la mer aujourd'hui.
Au prochain carrefour, je glisse à travers une porte du rempart et je
débouche sur la Main Street. Je suis dans l'enceinte de la ville. C'est
déjà Noël dans cette rue là. C'est une rue commerçante
et piétonne, typique de n'importe quelle petite ville provinciale. Les
boutiques à caractère touristique sont collées les unes
aux autres. Il y a un monde fou. Mais la foule ici est très différente
de celle qu'on croise en Espagne. C'est plus ordinaire, avec une touche d'excentricité
ça et là. Une cape en lainage mou sur une robe de soirée
en satin.... et des grolles pour aller danser la polka... Il y aussi des figures
tout droit sorties d'un roman d'Agatha Christie... C'est rigolo de déambuler
à travers ce peuple pas du tout cosmopolite. L'anglais est de rigueur
ici. Je suis loin de l'ambiance glauque que prêtent beaucoup de romans
à la ville de Gibraltar.
Je suis contente d'y rester quelques jours.
Vendredi 23 novembre 2001. Gibraltar
Très mauvaise nuit pour moi. Mon dos me fait affreusement souffrir.
Le vent a été d'une violence inouïe. Toute la nuit j'ai senti
le bateau qui se débattait entre les amarres. Il se couchait, gémissait,
il ne voulait pas se soumettre au vent. C'était terrible. Il y a eu des
craquements et des grincements que je ne savais pas identifier. Et j'avais tellement
mal au dos.
Laurent ronflait, l'heureux homme !
ce matin, la météo se modifie. Le beau temps doit revenir mais
le vent passera rapidement à l'O/NO, d'ici lundi. Il faudrait qu'on puisse
passer dimanche. Serons-nous prêts ? Nous avons pas mal de bricolages
à entreprendre. J'espère que nous ne devrons pas poireauter ici
une semaine.
J'appellerai les enfants pour leur signaler notre départ de traversée
(Canaries ou Madère ?), lorsque ce sera imminent.
Pour l'instant, Laurent a récupéré vos messages. Je prends
le temps d'y répondre sommairement tout en assimilant les 2 diantalvics
qui devraient me soulager le dos.
Vos message sont très importants pour nous. Ils nous réconfortent,
si, si on a quelquefois besoin de réconfort... Merci mille fois à
chacun de vous.
Les prochains coucou-nets seront inspirés par l'Atlantique qui me fait
terriblement peur. Mais laissons passer quelques averses.... ---------------------------------
PROVERBE COUCOU - NET : lorsque la mer et le vent ouvrent le bal, les voiliers
valsent avec les vagues.